Huawei au cœur d’une nouvelle guerre froide technologique

Les attaques américaines à l’égard de Huawei illustrent la rivalité croissante entre Pékin et Washington, qui se disputent un leadership technologique essentiel pour asseoir leur domination économique.
Pierre Manière
En fermant, mi-mai, le robinet des technologies américaines à Huawei, le président américain a franchi un palier. Ici, Donald Trump et le président chinois, Xi Jinping, à Pékin, en novembre 2017.
En fermant, mi-mai, le robinet des technologies américaines à Huawei, le président américain a franchi un palier. Ici, Donald Trump et le président chinois, Xi Jinping, à Pékin, en novembre 2017. (Crédits : Reuters)

À l'ouest, les États-Unis défendent un Internet ouvert, accessible à tous, où chacun est libre d'innover, de s'exprimer librement. Le modèle américain repose sur ses fameux Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple). Au fil des années, ils sont devenus des mastodontes grâce à des services et applications plébiscités à travers le globe. L'Europe, qui n'a pas de géants du Net, s'est fait coloniser et a mué en grand utilisateur des Google, Youtube, Facebook et autres Netflix. À l'est, la Chine défend une tout autre vision d'Internet. Depuis 2008 et les Jeux olympiques de Pékin, l'empire du Milieu a choisi une autre voie : Pékin veut garder la main sur la Toile, tout contrôler, cadenasser, et avoir un œil sur ce qui s'y dit comme sur ce qui s'y fait.

En Chine, les services phares des Gafa y sont souvent bloqués, censurés ou interdits. Ils sont remplacés par ceux des géants du Net locaux : les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Lesquels ont connu un essor et un succès fulgurants dans le pays grâce à l'immensité du marché chinois. L'usine du monde est désor- mais en pointe dans le numérique. Elle ne se contente plus de copier les technologies occidentales, elle développe les siennes. Pékin dispose de champions dans les services Internet, certes, mais aussi dans les tuyaux (via les équipementiers télécoms Huawei et ZTE) comme dans les smartphones (avec encore Huawei, Xiaomi ou Oppo). Aujourd'hui, après avoir érigé une « muraille de Chine numérique » pour éviter toute colonisation américaine, l'empire du Milieu veut partir à la conquête du monde.

L'objectif étant d'asseoir, à travers une domination technologique, son leadership économique. C'est toute l'ambition de son programme « Made in China 2025 », qui vise à faire du pays une référence mondiale en matière d'innovation et de nouvelles technologies. Avant de commercialiser massivement ses biens et services grâce à ses « nouvelles routes de la soie ». Un projet pharaonique, qui vise à ouvrir de nouvelles voies terrestres, maritimes et numériques (via des routes, des ports, des voies ferrées et des câbles de télécommunications) pour écouler ses produits en Europe et en Afrique.

Leader dans la 5G

Mais en face, les États-Unis ne sont pas du tout disposés à céder leur trône au challenger chinois. À Washington, pas question de laisser la tech « made in USA », qui a permis au pays de conforter son hégémonie économique, se faire rôtir par l'ambitieux dragon. C'est dans le cadre de ce bras de fer entre les deux super-puissances qu'il convient de replacer les attaques américaines à l'égard de Huawei. Depuis des années dans le viseur des États-Unis, qui le soupçonnent d'espionnage pour le compte de Pékin, le géant chinois a été privé, mi-mai après la signature d'un décret par Donald Trump, de tout accès aux technologies américaines. La décision a fait grand bruit et a suscité l'ire du gouvernement chinois.

De fait, Huawei n'est pas n'importe qui. Leader reconnu dans les équipements télécoms et depuis le début de l'année numéro deux mondial des smartphones, le groupe de Shenzhen est l'une des « big tech » chinoises les plus développées à l'international. Surtout, Huawei est leader dans la 5G. Une technologie clé, qui doit faire faire basculer les entreprises et les particuliers dans une ère nouvelle : celle de l'ultra-connectivité, via à l'essor de l'Internet des objets, des villes intelligentes, des usines connectées ou des voitures autonomes. Après avoir été leader dans la 4G - qui a permis à ses Gafa de se développer à toute vitesse -, les États-Unis craignent de se faire damer le pion par la Chine dans la 5G.

Sous ce prisme, pour Washington, Huawei constitue une très sérieuse menace. Sur l'échiquier mondial de la tech, le géant chinois ressemble à une reine que les Américains veulent à tout prix faire tomber. En témoigne, depuis le début de l'année, l'impressionnant lobbying des États-Unis pour forcer l'Europe à chasser, comme lui, Huawei des réseaux 5G. Outre clamer ses soupçons d'espionnage au profit de Pékin, Washington est allé jusqu'à menacer l'Allemagne et le Royaume-Uni de cesser leur collaboration en matière de renseignement s'ils ne bannissaient pas le groupe chinois.

Le spectre de nouvelles sanctions

Au mois de décembre, un autre événement a suscité un séisme en Chine : sur demande de la justice américaine, Meng Wanzhou, la directrice financière de Huawei, a été arrêtée au Canada. Assignée à résidence à Vancouver, la dirigeante, qui est aussi la fille de Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei, fait désormais l'objet d'une demande d'extradition des États-Unis. Elle est accusée d'avoir contourné des sanctions américaines envers l'Iran et la Corée du Nord. Cette arrestation a suscité la colère de Pékin. Elle a ajouté de l'huile sur le feu des relations déjà très tendues avec Washington. Et le Canada semble en payer les pots cassés. Dans la foulée de l'arrestation de Meng Wanzhou, la police d'État chinoise a passé les menottes à deux ressortissants cana- diens pour « activités menaçant la sécurité nationale ». Mais en fermant le robinet des technologies américaines à Huawei, Donald Trump a franchi un palier.

Beaucoup redoutent qu'il ait déclenché un engrenage infernal. Dans la foulée de cette décision, Google a coupé les ponts avec Huawei, en le privant d'Android, son précieux système d'exploitation pour smartphones. Idem pour les fabricants américains de semi-conducteurs, comme Qualcomm, qui ont arrêté leurs livraisons au groupe chinois. La Chine, elle, pourrait répliquer avec des mesures semblables. Elle pourrait, par exemple, s'attaquer à Apple et à ses ventes d'iPhones dans le pays. Ou encore déclencher une guerre des terres rares, essentielles à la production des appareils électroniques, et sur lesquelles la Chine dispose d'un quasi-monopole. Autrement dit, dans cette nouvelle guerre froide, Donald Trump a-t-il appuyé sur le bouton rouge ? Sa décision va-t-elle entraîner les deux superpuissances dans une escalade susceptible de dégénérer ? Dans la foulée de sa pique envers Huawei, la Maison Blanche a mis un peu d'eau dans son vin.

Elle a octroyé un répit au géant chinois. Concrètement, les entreprises américaines disposent d'un délai de trois mois pour couper leurs liens avec Huawei. En outre, les États-Unis ont indiqué que son interdiction portait sur les pièces et les services étant à au moins 25 % d'origine américaine. Ce geste n'a toutefois pas franchement calmé les esprits. La semaine dernière, Mike Pompeo, le secrétaire d'État américain, a accusé Huawei de mentir sur sa collaboration avec le gouvernement chinois. « Le PDG de Huawei ne dit pas la vérité au peuple américain, ni au monde », a-t-il canardé. Réponse du berger à la bergère, Lu Kang, le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères a tapé du poing sur la table, rappelant que les États-Unis n'ont jusqu'à présent fourni aucune preuve pour étayer leurs accusations d'espionnage.

« Ces responsables politiques continuent à échafauder des mensonges de toutes pièces afin de tromper les Américains », a-t-il tonné. Avant de juger que « la guerre commerciale et technologique » de Donald Trump à l'égard de la Chine suscitait « de plus en plus d'interrogations » aux États-Unis. Dans un entretien à l'agence Bloomberg, Ren Zhengfei s'est pour sa part voulu conciliant. Il a notamment estimé qu'il était peu probable que Pékin prenne des mesures de rétorsion à l'égard d'Apple. Mais, surtout, le dirigeant a indiqué qu'il n'en voulait pas du tout. « D'abord cela ne se produira pas, et ensuite, si cela se produit, je serai le premier à m'y opposer », a-t-il affirmé. Si les choses devaient pour un temps en rester là, le prochain sommet du G20, qui aura lieu fin juin au Japon, sera déterminant pour apaiser la situation. Ou pas.

Pierre Manière

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Commentaires 2
à écrit le 01/06/2019 à 9:39
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Je paries sur les américains. Oui facile je sais...

à écrit le 31/05/2019 à 16:54
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Je regrette le temps de la guerre froide USA-URSS. Les américains étaient très gentils avec nous, et nous avons pu profiter des 30 glorieuses. Notre niveau de vie s'améliorait de jours en jours et l'avenir n'était pas bouché comme aujourd'hui. L'Euro...

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