L'Affaire Huawei rebat les cartes de la 5G en Europe

ENQUÊTE. Plusieurs pays occidentaux ont banni de leur marché le géant chinois, soupçonné d’espionnage. Les opérateurs européens craignent que son éventuelle interdiction freine le déploiement de leurs réseaux 5G.
Pierre Manière
Au Mobile World Congress de Barcelone qui s'ouvre lundi, l'affaire Huawei sera au cœur d'une réunion d'urgence des opérateurs européens.
Au Mobile World Congress de Barcelone qui s'ouvre lundi, l'affaire Huawei sera au cœur d'une réunion d'urgence des opérateurs européens. (Crédits : Dado Ruvic)

Au Mobile World Congress (MWC) de Barcelone, ce dimanche 26 février 2017, un étrange pavillon suscite la curiosité des passants. L'énorme tente blanche et anguleuse semble tout droit sortie d'un film de science-fiction. À l'entrée, il y a foule. On y croise des centaines de journalistes, blogueurs et autres invités de marque. Tout ce beau monde patiente pour assister au grand show en sons et lumières spécialement concocté par Huawei, le maître des lieux, pour présenter ses nouveaux smartphones.

Si le géant chinois des télécoms a mis les petits plats dans les grands, c'est parce que, ce jour-là, il joue gros. Spécialiste reconnu des équipements télécoms, il mène depuis quelques années une offensive dans les terminaux. Il mise sur cet événement, la veille de l'ouverture du MWC, la grand-messe du mobile qui a lieu tous les ans dans la cité catalane, pour démontrer que ses nouveaux mobiles n'ont plus rien à envier à ceux d'Apple et de Samsung. L'état-major de Huawei a une belle carte à jouer : son rival sud-coréen traverse une grave crise suite à des problèmes d'explosion de batteries. Cette mauvaise passe du premier vendeur mondial de smartphones, le dragon chinois compte bien en profiter pour doper ses ventes. Son slogan cette année-là ? « Change the way the world sees you » (« Changez la manière dont le monde vous voit »).

Aujourd'hui, le regard de l'Occident a bel et bien changé vis-à-vis de Huawei. Désormais, le géant de Shenzhen talonne Apple, le numéro deux mondial des smartphones. Mieux : il est aussi devenu le leader mondial des équipements télécoms, son métier historique, devant les champions européens Ericsson et Nokia.

Fondé en 1987 par Ren Zhengfei, un ancien ingénieur de l'armée chinoise, Huawei ne se contente plus de copier avec plus ou moins de réussite les produits high tech occidentaux. Ses milliers d'ingénieurs et de chercheurs, répartis aux quatre coins du globe, sortent des smartphones de qualité. Idem pour les équipements télécoms, où le groupe de Shenzhen est devenu une référence dans la 5G, la prochaine génération de communication mobile.

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Les principaux équipementiers des réseaux mobiles en 2017

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Cheval de troie

Mais cette année, au salon 2019 du mobile de Barcelone qui ouvre ses portes lundi, ce ne sont pas les prouesses technologiques de Huawei qui seront sous le feu des projecteurs. Depuis quelques mois, le « bel ouvrage » (traduction de Huawei en français) vacille, et menace de s'effondrer en Occident.

Des deux côtés de l'Atlantique, le dragon chinois suscite une extrême méfiance des gouvernements. Les services de renseignement de nombreux pays redoutent que ses équipements dédiés aux réseaux mobiles 5G servent de cheval de Troie à Pékin pour espionner, perturber voire couper les communications. Des inquiétudes que Huawei a toujours balayées, arguant qu'il n'existe « aucune preuve » que ses produits posent un problème de sécurité nationale. Il s'agit « d'allégations infondées et insensées », a déclaré mi-février un représentant de l'équipementier à Bruxelles. Pour autant, le groupe se dit « prêt à prendre toutes les mesures de sécurité nécessaires » pour rester en Europe, signe qu'il prend au sérieux le danger d'être mis à l'écart.

Les craintes sont particulièrement vives aux États-Unis. Depuis des années, Huawei est considéré comme une menace sérieuse par une large frange de la classe politique. Le pays de l'Oncle Sam n'a pas fait dans la dentelle, et a banni Huawei - tout comme ZTE, l'autre gros équipementier chinois - du marché des télécoms. Mais les choses n'en sont pas restées là.

Début décembre, sur demande de la justice américaine, Meng Wanzhou, la directrice financière de Huawei et fille du fondateur du groupe, a été arrêtée au Canada. Les États-Unis, qui réclament son extradition, accusent la dirigeante, l'équipementier et ses filiales d'avoir mis en place un système pour contourner des sanctions contre l'Iran. L'affaire a provoqué un séisme chez Huawei, et a suscité une immense colère de Pékin, qui hurle à la « manipulation politique ».

Depuis, les États-Unis mènent un intense lobbying anti-Huawei à l'international. Dans le sillage du pays de l'Oncle Sam, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont aussi claqué la porte au géant chinois des télécoms pour leurs réseaux 5G. Et désormais, une partie de l'Europe notamment orientale, souvent proche de Washington, envisage de s'aligner sur la position américaine. C'est le cas de la Pologne, où un haut responsable de Huawei a été arrêté sur des soupçons d'espionnage au profit de Pékin. Ou de la République Tchèque, où les équipements et logiciels du groupe chinois ont fait l'objet d'une sérieuse mise en garde par l'agence nationale de sécurité.

Au Royaume-Uni, Huawei n'est pas en meilleure posture. Après la « vive inquiétude » exprimée par le gouvernement, le géant Vodafone a suspendu ses achats d'équipements Huawei en Europe. Juste avant, BT, l'opérateur historique, a annoncé qu'il retirerait les dispositifs signés Huawei de ses réseaux 3G et 4G. Depuis, le Royaume-Uni a adouci sa position. Le renseignement britannique a jugé cette semaine, selon le Financial Times, qu'il était en mesure de « limiter les risques » liés aux équipements 5G de Huawei.

La France n'est pas en reste. Paris a annoncé sa volonté de durcir, via la loi, le contrôle des équipements de réseau mobile en vue de la 5G. Enfin en Allemagne, Angela Merkel plaide pour la mise en place de « garde-fous » pour s'assurer que Huawei « ne transmette pas l'ensemble des données [qui transitent sur les réseaux, ndlr] à l'État chinois ». Il faut dire que sur le Vieux Continent, une législation chinoise fait grincer des dents. En 2017, Pékin s'est doté d'une loi sur le renseignement national. Ce texte oblige, sur le papier, les entreprises à coopérer avec ses agences d'espionnage. Une obligation qui fait jaser à Bruxelles.

« Quand c'est écrit dans la loi, nous devons comprendre que ces risques [de transmission des échanges et données, ndlr] sont plus élevés, a fustigé Andrus Ansip, le commissaire européen chargé du Marché numérique. Nous ne pouvons plus être naïfs. »

Ce qui est devenu « l'affaire Huawei » bouleverse les plans des opérateurs télécoms. Voilà pourquoi ils vont tenir une réunion d'urgence, à Barcelone, pour évoquer le problème. S'ils sont si inquiets, c'est parce que cette affaire intervient à un moment crucial. Tous sont dans les starting-blocks pour déployer la 5G à coups de milliards d'euros. Sans Huawei, forcément, les choses se corsent. D'une part, le jeu concurrentiel n'est plus le même. Pour décrocher des contrats d'équipements au meilleur prix, beaucoup, en Europe, misaient sur une compétition entre Huawei, Nokia et Ericsson. Si le dragon chinois est éconduit, certains opérateurs craignent de faire les frais, dans certains pays, d'un duopole entre les géants finlandais et suédois.

D'autre part, les opérateurs craignent de prendre un gros retard dans le déploiement de la 5G. Dans une note confidentielle citée par l'agence américaine Bloomberg, Deutsche Telekom, le numéro un européen des télécoms, a tiré la sonnette d'alarme. L'opérateur historique allemand estime que, sans Huawei, le Vieux Continent pourrait perdre un à deux ans.

Course de vitesse

Ce qui, dans ce cas extrême, pourrait handicaper fortement l'économie européenne. Interrogé à ce sujet par La Tribune en septembre dernier, Sébastien Soriano, le patron de l'Arcep, le régulateur des télécoms en France, n'y va pas par quatre chemins. Selon lui, la 5G sera « un saut technologique » à ne pas rater.

« Il est certain que ce sera un facteur de compétitivité essentiel pour l'attractivité des capitaux, des talents », insiste-t-il.

Avant de juger qu'en cas de retard, « il y a, pour l'Europe, un risque évident de déclassement » (La Tribune du 14 septembre 2018). Et pour cause : la 5G, dont l'arrivée est prévue à partir de 2020 en France et en Europe, n'est pas qu'une affaire de technologie. Beaucoup perçoivent cette nouvelle génération de communication mobile comme un catalyseur économique majeur dans les années à venir.

Avec des débits multipliés par dix par rapport à la 4G, une très faible latence (la réactivité du réseau lorsqu'on le sollicite) et sa capacité à gérer, de manière massive, les objets connectés, la 5G apparaît essentielle pour développer de nouveaux usages. Et ce, dans des domaines aussi variés que l'énergie (avec une meilleure gestion des réseaux électriques), les transports (avec le développement des véhicules et drones autonomes), la finance (via le trading à haute fréquence) ou encore la santé (avec l'arrivée de la télémédecine, par exemple).

Une guerre technologique

Autrement dit, contrairement aux générations précédentes, la 5G n'a pas été uniquement façonnée pour le grand public. Elle ambitionne, en somme, à donner un immense coup d'accélérateur à la numérisation de nos économies. C'est la raison pour laquelle les États-Unis et la Chine sont engagés dans une course de vitesse, à coups de milliards de dollars, pour être les premiers à disposer de la 5G.

Aux yeux des deux superpuissances, cette technologie constituera un prérequis à l'essor des géants économiques de demain. Au pays de l'Oncle Sam, on justifie souvent cette conviction par l'histoire récente. De nombreux analystes arguent que si les Facebook, Apple, Google, Amazon (les fameux Gafa) ont connu un essor aussi fulgurant, c'est notamment parce que les États-Unis ont été parmi les premiers à déployer la 4G. Au contraire de l'Europe, qui n'a pas de géants du Net, et s'est muée en simple consommateur des services des grandes plateformes.

Outre les inquiétudes de sécurité nationale, c'est aussi sous le prisme de la guerre économique qu'il convient d'observer l'affaire Huawei. Les attaques américaines envers l'équipementier ne relèveraient-elles pas d'une stratégie plus large, visant à préserver le leadership économique des États-Unis ? Au printemps dernier, dans les colonnes du Financial Times, Richard Staropoli, ancien directeur de l'information du Département américain de la sécurité intérieure, a signé une tribune éclairante à ce sujet.

Lors de sa publication, le 2 avril, avant que l'affaire Huawei n'éclate au grand jour, les ÉtatsUnis et la Chine commençaient à souffler sur les braises de leur guerre commerciale en taxant leurs produits respectifs. Richard Staropoli affirmait alors que les États-Unis allaient bientôt « cibler clairement l'industrie de la tech chinoise ». Avec un objectif : mettre à bas le programme « Made in China 2025 », qui vise à faire de la Chine une référence mondiale en matière d'innovation et de nouvelles technologies.

« Les États-Unis [le] considèrent comme une menace directe pour l'hégémonie économique américaine », soulignait l'ancien cadre du Département américain de la sécurité intérieure, en précisant que l'administration Trump ferait tout pour ralentir les efforts de la Chine dans la 5G.

Selon lui, la Maison-Blanche a mis en place une stratégie pour « perturber l'accélération subventionnée du gouvernement chinois dans le monde du mobile ». La fronde américaine à l'égard de Huawei et de ZTE semble lui donner raison.

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ENCADRÉ

Le spectre d'un retard

L'UE souhaite que les déploiements commerciaux de la 5G débutent en 2020, avec l'objectif d'une ville couverte dans chaque pays membre. Pour y arriver, Bruxelles souhaite que les fréquences nécessaires à cette technologie soient attribuées aux opérateurs cette même année. Problème : sur ce dossier, les pays membres avancent de manière désordonnée.

« Les approches sont très contrastées au sein de l'UE, euphémise Sébastien Soriano, le président de l'Arcep, régulateur français des télécoms. Il est regrettable qu'il n'y ait pas de front uni sur la 5G... »

Peu de pays ont déjà attribué les fréquences. Et certaines initiatives ont suscité un fort émoi. En fin d'année dernière, l'Italie a profité des enchères 5G pour ponctionner un maximum d'argent aux opérateurs (6,5 milliards d'euros !). Ce qui pourrait provoquer d'importants retards et, à terme, des licenciements. En Allemagne, les opérateurs sont vent debout contre les règles d'attribution des fréquences 5G, qui autorisent des industriels d'autres secteurs à participer à l'appel d'offres. En Belgique, l'exécutif, qui compte sur la 5G pour faire entrer un quatrième opérateur mobile et baisser les prix, patine.

En France, selon Bercy, les enchères pour les fréquences doivent avoir lieu à l'automne, pour des attributions début 2020. Mais on ignore encore les objectifs du gouvernement (privilégier la couverture rapide du territoire, ou remplir les caisses de l'État ?) qui conditionneront les règles des enchères.

Enfin, sur le front des investissements « le retard que prend l'Europe est grave », juge Jean-Luc Lemmens, directeur du pôle télécoms de l'Idate. Selon lui, il manque 50 milliards d'euros d'investissements par an à l'UE pour faire jeu égal avec les États-Unis dans la course à la 5G.

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▶︎ En complément de cet article de La Tribune Hebdo n°281, LISEZ LA SUITE DE NOTRE DOSSIER (articles abonnés) :

Pierre Manière

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Commentaires 2
à écrit le 22/02/2019 à 11:30
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Encore une fois merci Trump, on a peut-être échappé au pire, peut-être parce qu'avec des dirigeants politiques et économiques européens aussi dégénérés, les risques de ce genre ne font que s'empiler. Par contre je serais l'état chinois face à la ...

le 23/02/2019 à 2:49
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Mal au citron citoyen ? Un tranxene matin & soir, vous irez bcp mieux . Vite un citoyexit.

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