Dans les années à venir, la France comptera-t-elle encore dans le secteur ultra-stratégique des équipements télécoms et des technologies de communication mobile ? Il est permis d'en douter. Jusqu'en 2016, la France possédait, avec Alcatel-Lucent, un fleuron dans ce domaine. Mais cette pépite a été vendue, avec l'aval du gouvernement - et d'Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie -, à Nokia. Depuis, le groupe finlandais a multiplié les plans sociaux. Comme La Tribune l'a révélé le 15 juin dernier, Nokia vient d'annoncer une nouvelle vague de suppression de postes en France. Ce sera la quatrième en quatre ans. Ce lundi, la direction en a précisé les contours : pas moins de 1.233 salariés seront poussés vers la sortie.
Dans un communiqué, Nokia, qui emploie encore 5.138 personnes dans l'Hexagone, précise que seul Alcatel-Lucent International, son navire amiral avec 3.640 salariés, est concerné. La direction juge que son « plan de transformation » s'avère « nécessaire pour atteindre un niveau de rentabilité durable et améliorer la productivité sur un marché de plus en plus compétitif, avec une très forte pression sur les coûts ». Au total, l'état-major de Nokia souhaite supprimer 402 postes sur son site de Lannion (Côtes d'Armor), et 832 postes à Paris-Saclay, à Nozay (Essonne). A La Tribune, Nokia affirme vouloir privilégier des départs volontaires. Mais si le compte n'y est pas, le groupe recourra à des licenciements secs. Le ministère de l'Economie et des Finances, qui suit le dossier de près, se montre insatisfait de l'annonce de l'équipementier. « Nokia doit améliorer très significativement son plan social », a réagi Bercy.
« Nokia abandonne la France »
Les syndicats, qui ont appris la nouvelle ce lundi lors d'une réunion extraordinaire du Comité social et économique (CSE), sont effarés par l'ampleur du plan. « C'est un séisme, s'étrangle la CFE-CGC dans un communiqué. En colère, abasourdis, les représentants du personnel n'en reviennent pas. Ce n'est qu'une stratégie à bas coûts qui se met en place, contraire à tous les engagements pris par Nokia en France. »
Si les syndicats sont si choqués, c'est d'une part parce que ces suppressions de postes sont aussi importantes que celles de l'ensemble des trois premiers PSE. Mais aussi parce que ce plan s'attaque pour la première fois aux bijoux de la couronne: la R&D. Selon les représentants du personnel, environ 1.000 salariés sont concernés sur les 2.500 de Nokia dans ce domaine. Ce pôle R&D travaille sur les technologies d'avenir, dont la fameuse 5G, qui commence à être déployée dans le monde. Dans son communiqué, Nokia annonce vouloir « regrouper des activités de R&D afin de supprimer les redondances et améliorer les synergies entre les équipes ». En ciblant ce pôle stratégique, « Nokia abandonne la France », peste Bernard Trémulot, de la CFDT. « Ils tuent le site de Lannion, qui passera sous les 400 personnes, fusille-t-il. C'est une trahison. »
« Nokia se moque du monde »
Ironie de l'histoire : au moment du rachat d'Alcatel-Lucent, Nokia s'était engagé auprès du gouvernement à étoffer ses troupes en R&D pendant quatre ans. A l'époque, Bercy y voyait l'assurance que la France constituait un pays d'avenir pour l'équipementier télécoms. Depuis, Nokia a, il est vrai, embauché 500 ingénieurs et chercheurs, dont beaucoup de jeunes. Mais alors que cet engagement vient tout juste d'arriver à échéance, Nokia s'apprête à tailler dans ce pôle à la hache... Un retournement qui irrite le député LREM Eric Bothorel. « Ainsi Nokia s'apprête à se séparer (entre autre) des ingénieurs R&D récemment recrutés, notamment à Lannion, dézingue ce bon connaisseur des télécoms et du numérique sur Twitter. C'est se moquer du monde pour rester poli. C'est un plan de fin qui ne dit pas son nom, pas un plan de restructuration. »
Un autre point fait jaser les syndicats. D'après eux, la plupart des engagements pris par Nokia il y a quatre ans n'ont pas été respectés. L'un d'entre eux, en particulier, visait à maintenir les troupes d'Alcatel-Lucent International à 4.200 personnes jusqu'à la fin 2017. Cette promesse n'aurait, selon les représentants du personnel, jamais été tenue. Nokia, de son côté, prétend le contraire.
Zones d'ombre
Il existe des zones d'ombre sur ces engagements qui n'ont jamais été précisément dévoilés. Les syndicats souhaitent y avoir accès pour les auditer. Mais Bercy et Nokia refusent de les partager. Le ministère de l'Economie et des Finances argue que ces documents contiennent des informations couvertes par le secret des affaires ou par le secret de la défense nationale. Il y a quelques mois, Olivier Marcé, de la CFE-CGC et membre de l'intersyndicale, a saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada). Dans un avis, auquel La Tribune a eu accès, celle-ci se montre favorable à une transmission des documents, expurgés des informations sensibles, aux représentants du personnel. Mais Bercy y reste opposé. A en croire les services de Bruno Le Maire, les documents seraient notamment illisibles si toutes les informations sensibles étaient caviardées.
D'après Olivier Marcé, cette position est incompréhensible. « Nous allons saisir le tribunal administratif, affirme-t-il. Bercy n'a peut-être pas envie de créer un conflit avec Nokia. En outre, ces obligations ont été prises sous l'égide d'Emmanuel Macron. Peut-être craignent-ils un retour de bâton et des critiques de l'opposition si les engagements n'ont pas été respectés... »
« Une technologie de souveraineté disparaît »
Ce plan social intervient alors que Nokia rencontre d'importantes difficultés. Il a notamment payé au prix fort certaines erreurs stratégiques, qui ont renchéri le prix de ses équipements 5G par rapport à ceux de ses rivaux Ericsson et Huawei. Symbole de cette mauvaise passe, le PDG de l'équipementier, Rajeev Suri, a rendu son tablier au début du mois de mars.
Ces coupes d'effectifs portent un sérieux coup à la souveraineté numérique de la France. Le pays est en passe de perdre un savoir-faire précieux dans le domaine stratégique des réseaux mobiles. Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique (CNNum), ne cache pas son inquiétude. Voilà « une technologie dite de souveraineté qui disparaît, a-t-il lancé sur Twitter. Une fois que c'est éteint, cela ne revient plus. »
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