C'est une guerre qui ne fait pas de morts mais qui peut laisser un pays en état de friche sur le plan économique. Une guerre très discrète, qui se joue parfois au plus haut niveau de l'État et souvent en dessous des radars des médias... ou presque (Photonis, Aubert & Duval...). Et pour tous ceux qui en doutait encore, le chef du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) à Bercy, Joffrey Célestin-Urbain, a fait état vendredi lors d'une audition par la Délégation sénatoriale aux entreprises d'"une forme de résurgence des rapports de force économiques mondiaux entre grandes zones économiques". Résultat, la France et l'Europe sont dans une guerre économique portée par des dynamiques de long terme avec le reste du monde, y compris avec ses alliés, dont les Etats-Unis.
Ce constat est doublé d'une constatation très crue : le patron du SISSE a confié aux sénateurs que la France entrait maintenant "dans une deuxième vague de pressions économiques étrangères très fortes". Pourquoi maintenant ? "Avec le décollage peut être plus rapide de certaines zones économiques, la fragilité relative de nos entreprises commence à donner lieu à des tentatives de prédation", a expliqué Joffrey Célestin-Urbain. Le SISSE n'avait "pas vraiment vu jusqu'à présent" cette deuxième vague car, "finalement, avec la crise sanitaire, tous les grands pays, tous les grands concurrents économiques avaient été touchés de manière plus ou moins symétrique", a-t-il précisé. Ce n'est plus le cas désormais.
"Notre rôle au SISSE est de détecter le plus tôt possible des signaux d'alerte, y compris des signaux faibles de menaces étrangères sur des actifs stratégiques, de les collecter et d'en assurer le traitement systématique pour faire en sorte que chacune soit traitée efficacement quand les intérêts souverains sont à risques. Ces menaces étrangères doivent être neutralisées", a-t-il souligné.
"Un niveau de vigilance très, très élevé"
Qu'on parle de guerre économique, de souveraineté, de résilience, d'autonomie stratégique ou d'indépendance stratégique, la France est belle et bien à la veille d'une bataille économique extrêmement cruciale pour son avenir. Selon Joffrey Célestin-Urbain, les alertes se multiplient et Bercy est sur les dents pour contrer la menace, qui se matérialise par le rachat de sociétés stratégiques françaises. "Nous sommes dans une phase où notre niveau de vigilance de veille est très, très élevé, avec des opérations de rachat effectivement d'entreprises françaises qui sont aujourd'hui sous haute surveillance dans plusieurs domaines", a expliqué le responsable du SISSE. Il n'a donné aucune précision sur les entreprises et les secteurs concernés. Interrogé par les sénateurs sur des dossiers emblématiques comme Photonis ou encore les Chantiers de l'Atlantique..., il a catégoriquement refusé d'évoquer ces dossiers.
La France semble désormais mieux armée qu'elle ne l'était encore il y a quelques années. Pour le patron du SISSE, la politique de sécurité économique "donne des résultats, même s'ils sont souvent confidentiels naturellement, discrets par construction parce que nous ne pouvons pas faire cocorico" sur des blocages de rachat, qui peuvent ternir l'attractivité de la France auprès des investisseurs étrangers. Pas question de bloquer les 1.500 projets d'investissements étrangers apportés par Business France chaque année. Ces victoires de l'ombre doivent donc rester confidentielles même si certaines d'entre elles ont squatté longtemps les journaux à l'image de celle de Photonis arrachée au forceps. Chaque année, le SISSE traite "plusieurs dizaines de cas de dossiers où la politique de sécurité économique permet de bloquer des menaces".
Joffrey Célestin-Urbain confirme que "des rachats d'entreprises peuvent être effectivement bloqués pour des raisons de souveraineté, ou des rachats d'entreprises peuvent être aussi encadrés de manière stricte lorsqu'il le faut pour assurer le maintien de la propriété intellectuelle en France, même si l'entreprise passe sous capitaux étrangers".
Le SISSE est également "très vigilant sur certains partenariats de recherche dans des écosystèmes de recherche sensibles qui nous conduisent à dire non à un certain nombre de partenariats qui nous semblent problématiques pour la souveraineté". La menace peut surgir partout, y compris dans les organismes de recherche ciblés par des concurrents étrangers. Ce qui fait dire à Joffrey Célestin-Urbain qu'il faut mettre "de la souveraineté aussi dans la politique de financement de la recherche. Nous ne pouvons pas non plus ignorer toutes les pressions étrangères auxquelles le monde de la recherche en France, que ce soit des startups ou des laboratoires sensibles, est confronté. Là aussi, il faut que nous ayons une politique de protection qui s'intègre complètement dans la politique de la recherche".