L'engagement total  : l'armée a-t-elle une botte secrète  ?

La semaine dernière, nous avions questionné l'ambivalence entre autorité et leadership. Cette semaine et pour s'inscrire dans la lignée des échanges passionnants de notre premier colloque «  A la Croisée des mondes » organisé avec les stagiaires de l'Ecole de Guerre le 29 juin dernier, retour sur une notion qui nous est chère : l'engagement.

Quelle plus forte preuve d'engagement que celle donner sa vie à un pays ? Quel est le sens derrière cet engagement total ? Alors que 70% des collaborateurs tout secteurs confondus ne se sentent pas, ou plus, engagés pour leurs entreprises respectives (enquête gallup), qu'est ce qui nourrit l'engagement, et qui le nourrit ? L'armée a-t-elle une botte secrète ?

« J'ai quatre enfants. Je n'ai pu assister à aucune de leurs naissances. Mais je me souviens de chacun de ces instants. Lorsque mes jumeaux sont nés, je l'ai appris par un message en morse au fin fond de l'Amazonie. Ma première, j'étais au Liban. A la radio, nous avons appris la mort de sept hommes : un véhicule des casques bleus avait roulé sur une mine. Au même moment, j'apprenais que ma femme était partie pour la maternité. »

Ces souvenirs de l'officier supérieur de l'Armée de Terre Pierre Boet, de nombreux militaires en ont de comparables. Il n'est pas rare qu'ils doivent partir en opérations alors que leurs familles se préparent à une naissance ou à un autre moment crucial de l'existence. Pendant qu'ils affrontent le feu des soubresauts du monde, leurs proches doivent continuer de faire face au quotidien.

Fascination pour le métier, patriotisme, soif d'aventure, besoin de protéger autrui, esprit d'abnégation... Ce qui pousse les militaires à s'engager est variable et personnel. Difficile, même, de mettre des mots dessus.

D'autres métiers appellent de telles démarches, passionnées et dévouées. L'avocat Nicolas Gardères, qui défend des justiciables ultra-radicaux aux opinions en opposition avec les siennes, parle d'une « idée qui me dépasse ». L'aventurier Patrice Franceschi souligne qu' « on ne peut pas s'engager sans avoir foi en quelque chose ». Pour les officiers, cette foi est souvent une haute idée de leur pays, de leur peuple mais aussi des hommes et des femmes placés sous leurs ordres.

S'engager jusqu'à donner sa vie

« Je me suis abimé dans la mort. Ou plutôt, j'y ai abimé mon humanité. »

Le chef de bataillon Brice Erbland s'était pourtant préparé à cette rencontre. Pilote d'hélicoptère Tigre en Afghanistan puis en Libye, l'usage du feu pour appuyer ses camarades est au cœur de sa mission. Mais le moment venu, le passage à l'acte est d'une complexité et d'une violence extrême. Dans son viseur, deux insurgés afghans qui venaient de harceler des forces spéciales françaises. Si tuer est une « conséquence possible » de l'engagement militaire, Brice Erbland raconte le « combat intime » qui en découle. Ce qui est bouleversant, pour l'homme, c'est le rapport de force entre son engin ultramoderne et ces deux hommes à pied, à peine armés de kalachnikov. Ils n'en sont pas moins une menace : à quelques dizaines de mètres, leurs tirs perceraient l'hélicoptère comme du papier. Lors d'une autre mission, la situation se répète et le pilote renonce :

« J'ai hésité. J'ai décidé de les épargner cette fois-là. »

C'est l'équilibre que trouve le militaire :

« Agir avec humanité pour assumer ses actes. »

Le tête-à-tête avec la mort n'est par ailleurs pas l'apanage de ceux qui sont en première ligne. Le lieutenant-colonel Mickael Alcantara y a fait face dans les soutes de l'avion de transport qu'il pilotait entre la France et l'Afghanistan. A l'époque, de jeunes engagés tombent au combat assez régulièrement et il doit arrimer leurs dépouilles avant de les ramener chez eux. « Je ne connaissais aucun d'entre eux, se souvient l'officier avec émotion. Pourtant je les ai aimés.»

Pourquoi s'engager jusque-là ? Le lieutenant-colonel Michaël Alcantara répond par la lecture d'un courrier envoyé il y a un siècle par un tirailleur sénégalais au maréchal Pétain: « J'ai le devoir d'aller défendre mon pays, la France, écrivait le soldat d'Afrique. Français je suis, Français je reste. C'est pour la France que je me bats. C'est pour la France que je meurs. ». Une centaine d'années plus tard, l'officier à la peau blanche qui témoigne aurait-il des raisons différentes de se sacrifier ?

L'engagement de toute une communauté

 Les militaires ne tarissent à l'inverse jamais d'éloges pour ceux qui les accompagnent au quotidien : leurs conjoints. Lorsqu'ils sont déployés à l'autre bout du monde, ce sont ces époux et épouses qui assurent la poursuite de la vie à l'arrière : souvent, parents et amis se regroupent au sein des régiments pour entretenir une cohésion entre les uns et les autres.

Des situations comparables, tous ceux qui sont amenés à exercer des métiers d'engagement et de responsabilité en connaissent : de nombreuses heures passées au travail, des astreintes pour faire face à l'urgence, la volonté de donner toujours un peu plus de soi. Rares sont pourtant les métiers où les familles sont aussi impliquées. Dans les armées, c'est souvent nécessaire car les proches doivent faire face à des situations parfois inextricables : comment accompagner le compagnon qui revient traumatisé du champ de bataille ? Comment gérer la peur des enfants que papa ou maman ne revienne jamais ?

Cet effort de toute une communauté n'est pas récent. Le général Marc Watin-Augouard, directeur du centre de recherche de l'école des officiers de la Gendarmerie nationale, se souvient d'une situation encore plus extrême lors de ses débuts sous l'uniforme :

« Au début de ma carrière, les femmes de gendarmes répondaient à la radio et venaient faire des fouilles quand nous n'avions pas de personnel féminin pour fouiller des femmes. »

Les épouses servaient alors de supplétives dans la mission de service public pour laquelle leurs maris s'étaient engagés.

« Avoir de la stabilité, trouver un équilibre personnel pour s'engager » c'est une des clés de mon engagement sur la durée, nous confie un officier à la suite des conférences. L'engagement total pour exister nécessiterait-il un engagement dépassant l'individu seul ?

« Prendre en compte l'individu dans son écosystème, c'est toute la complexité de l'art de diriger et de l'art d'engager ses Hommes», explique Emmanuelle Duez.

Sophie Chassat, philosophe, précise « L'engagement est d'abord une histoire que l'on se raconte à soi-même. Pour s'engager dans une voie il faut savoir écouter sa voix ».

Trouver sa voix, c'est trouver un sens qui fait qu'on a envie de se dépasser chaque jour qui passe. Quel est le sens de mon métier ? Pourquoi je me lève chaque jour ? Ces questions que beaucoup d'officiers se posent pour conforter leur engagement, les salariés aussi se questionnent... Le corps des armées a choisi d'y répondre en faisant du sens de la mission, une priorité absolue. Une belle leçon sur l'art de diriger qui peut inspirer le corps civil.

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