Inflation  : « Je la vois... Mais je ne la crois pas »

CHRONIQUE. On a beau se frotter les yeux, l'inflation euro est bien à 5%, l'inflation américaine à 7%. Quelle attitude le dogmatique aigri peut - il adopter face au fait qui le contredit ? La mauvaise foi, uchronie, ou le délire ? Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.
(Crédits : DR)

« Je le vois, mais je ne le crois pas ». Georg Cantor génie des infinis venait de découvrir en 1877 qu'il y avait autant de points sur un côté d'un carré que dans l'ensemble de ce carré. Impossible. Même le simple bon sens interdit un tel résultat. Et pourtant. L'histoire n'est pas chiche en épisodes de ce type, où l'intuition se retrouve fort marrie devant la preuve, le dogme devant le fait, la théorie devant le contre - exemple. C'est ainsi que Cantor fit part de son hébétude à son plus fidèle correspondant, Dedekind.

L'inflation galopante que nous observons actuellement est-elle de cette race d'évènements sauvages ? Ceux qui ne donnent pas la bonne réponse attendue ? Ceux qui transgressent les axiomes en vigueur ? Un peu quand même. Même si certains l'attendaient plus vigoureuse qu'autres, l'inflation n'est clairement pas là où elle était attendue, ni aussi élevée, ni aussi longtemps.

Si l'inflation est à ces hauteurs, c'est bien qu'elle a quelque chose à nous dire de sérieux. Une lecture naïve nous suggère alors que si les prix sont si élevés, c'est qu'ils témoignent probablement d'un intérêt exubérant de l'acheteur pour la chose achetée, ou d'une difficulté insurmontable du producteur à produire la chose désirée. En langage d'économistes, on parle de choc de demande ou de choc d'offre.

Sauf que ni le choc d'offre ni le choc de demande ne semblent cocher toutes les cases nécessaires pour expliquer le fait observé. En caricaturant un « chouilla », on dira que le choc d'offre était susceptible de faire monter les prix de certains biens en pénurie, et baisser certains autres en abondance. Problème, on cherche encore des prix qui baissent. Quant au choc de demande, on dira qu'il était susceptible de doper le PIB au-delà du raisonnable à cause de politiques de soutien jugées exubérantes. Problème, le PIB est à peine revenu au niveau auquel on l'avait éteint juste avant la crise.

Les dogmes ont donc fait chou blanc. Inflation transitoire ou surchauffe économique. Niet. On observera alors 3 types d'attitudes possibles proposées au dogmatique aigri, hésitant entre la mauvaise foi, l'uchronie, et le délire.

Le délire

Il ne s'agit plus de croire ce que l'on voit, mais de voir ce que l'on croit. Puisqu'il est impossible que l'inflation soit à ces niveaux, alors elle ne l'est pas. Après tout pourquoi pas ? À partir de quand sommes-nous sommés de croire ce que nous voyons ?  À partir de quand sommes-nous fondés de douter un tantinet ? Ne rigolez pas. L'histoire a déjà produit ce genre d'ânerie (affaire Lyssenko).

Plus sérieusement, les partisans du choc d'offre pourraient avancer que si l'inflation transite encore sur des niveaux élevés, c'est parce que les entreprises qui auraient été susceptibles de faire baisser les prix (secteurs des services) sont moins nombreuses ou éprouvent davantage de difficulté que les entreprises poussées à monter leur prix (secteur des biens). C'est un peu ce que disait l'économiste de renom Gregory Mankiw déjà en 1995, afin d'expliquer notamment le choc pétrolier des années 70 - 80.

Quant aux partisans du choc de demande, ils pourraient avancer que la hausse excessive des prix est bien liée à des politiques de soutien beaucoup trop généreuses, avec des ménages américains persuadés qu'ils n'auront jamais à rembourser sous forme d'impôts les chèques envoyés par l'administration Biden. Ils pensent effectivement que les Banques Centrales ont tué l'effet Ricardo il y a près de 10 ans maintenant, en assurant sans sourciller le financement de la dette de l'État ; un genre de « quoi qu'il en coûte » monétaire.

L'Uchronie

« Et si les variants n'étaient pas advenus, et si les vaccins avaient été aussi efficaces qu'on l'anticipait, et si l'Asie n'avait pas de nouveau fermé ses ports, et si l'Opep et la Russie avaient joué le jeu... ». Les raisonnements contre-factuel ne sont pas si débiles qu'ils en ont l'air. En la circonstance, ils semblent même particulièrement efficaces pour expliquer les errements experts concernant l'inflation. Ainsi les tensions politiques avec la Russie ont manifestement quelque chose à voir avec les tensions sur les prix de l'énergie qui dopent l'inflation euro. Et à priori, personne ne pouvait prévoir que l'Ukraine constituerait un facteur aggravant tout récemment.

Évidemment, avec des si on explique pas mal de choses, et on excuse beaucoup d'annonces. « Si on avait su ce qui allait se passer, on n'aurait jamais pensé ce qu'on a pensé... », ainsi parlait le Banquier central uchronique, revisitant le passé, et s'imaginant faire ce qu'il fallait pour ne pas que l'inflation accélère ainsi.

Dans le même genre que le raisonnement contre-factuel, il y a l'ânerie scientiste usant du nom sympathique d'effet papillon. « Si ses ailes ne s'étaient pas déployées, alors la guerre aurait été évitée... ». Ah bon ? Et si les ailes de son copain papillon s'étaient déployées en même temps, vous pensez que la guerre aurait pu être évitée ?

La mauvaise foi

Le dogme et le fait sont têtus, mais le fait est généralement plus convaincant. Cela dit on peut être têtu, mais pas obtus. Ainsi, le dogmatique peut très bien accepter d'avoir tort, si on lui prouve qu'il n'a pas raison. La liberté d'expression et le droit à l'erreur du chercheur sont deux droits imprescriptibles, conditions nécessaires à l'exercice d'une liberté académique, certes un peu chahutée aujourd'hui.

Mais bon, c'est peut-être un peu trop demandé pour notre dogmatique. D'une manière générale, son niveau d'expertise n'admet pas ou très difficilement une telle erreur d'appréciation. À la limite, on reconnait l'erreur, mais on n'en pense pas moins. Certains mauvais esprits proposent que nos Banquiers centraux aient choisi d'adopter cette attitude. Dans leur for intérieur, ils seraient convaincus que l'inflation n'est pas là où elle devrait être, mais l'évidence n'autorisant plus la nuance, il leur serait devenu trop difficile d'avancer quelques arguments sans risquer la pendaison pour haute trahison.

Nouveau discours officiel : « Il faut désormais lutter contre l'inflation, c'est promis ». Avant, on avait faux, maintenant on le sait. Certes, tous les Banquiers centraux ne sont pas sur cette longueur d'onde, la Banque Centrale américaine a clairement retourné sa veste, alors que la Banque Centrale européenne n'a pas encore changé son profil. Mais bon, dans l'ensemble nos Banques Centrales semblent désormais plus à l'aise avec l'application d'un principe de précaution, au moins pour apaiser les foules ; mais au risque de prendre le bâton pour un serpent...

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Commentaires 2
à écrit le 25/01/2022 à 11:38
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l inflation existe depuis des annees: le prix des actions s est envolé sans commune mesure avec les perf des societes et les prix de l immobilier ont explosés alors que les revebus des acheteurs ont stagnés. Simplement ces 2 phenomenes ne sont pas co...

à écrit le 25/01/2022 à 8:31
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Facile ! La peur d'avoir à augmenter les salaires tandis que ça fait 30 ans qu'ils les font chuter.

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