Le digital peut-il tuer les marques de luxe ?

En refusant d'investir dans le commerce en ligne, jugé bas de gamme, les marques de luxe prennent de vrais risques. Comment concilier digital et image de marque? Par Ronan Pelloux, Co-Fondateur de Creads

Ebay, Amazon, PriceMinister... Ces e-commerçants très mass-market donnent du fil à retordre aux enseignes du luxe. En n'investissant pas le commerce en ligne, ces grandes maisons doivent faire face à un marché indirect ne garantissant plus la relation privilégiée entre la marque et ses clients. En proposant des produits de luxe parfois au rabais, ces plateformes cassent les codes et modifient considérablement le rapport au prix et à l'acte d'achat des consommateurs.

Dans ce contexte, il devient ainsi impératif pour les maisons de luxe d'avoir leur propre boutique en ligne. À titre d'exemple, il est impossible d'acheter une montre Rolex sur le site officiel de la marque. Un collectionneur devra donc passer par un site revendeur tel que Chrono24, dans un univers beaucoup moins flatteur. Un marché gris non contrôlé qui ne lui permet plus d'entretenir un lien avec son client. Cette absence de marché contrôlé par la marque accentue par la même occasion le risque de tomber sur des plateformes moins regardantes et proposant des produits contrefaits.

Surenchère autour du luxe

 D'autant plus que « l'infobésité imposée par les moteurs de recherche est un désavantage pour le client » explique Quentin Desurmont, Président du Traveller Made, le forum international des créateurs de voyages pour les ultra-riches. «Il existe une surenchère autour du luxe. Tapez voyages de Luxe sur Google, et constatez que la plupart des acteurs en première page en Adwords et en référencement naturel n'ont strictement rien à voir avec le luxe », ajoute-t-il.

 Pourtant, certains, comme LVMH avaient bien anticipé le potentiel de l'e-commerce, mais certainement trop tôt. La société a été l'une des premières à lancer un site e-commerce dans le luxe avec le site eluxury.com en Juin 2000. Un projet pharaonique proposant à la vente plus de 60 grandes marques de luxe (Salvatore Ferragamo, Christian Dior, Louis Vuitton, Celine, Pratesi, Bvlgari, Baccarat) et avec une infrastructure optimisée et des entrepôts de plus de 45.000 m² aux États-Unis. Mais comme de nombreuses startups à cette époque, le timing n'était pas le bon. Le site ne connut jamais la traction attendue et annonçait en 2009, la fermeture de ses portes pour devenir un magazine en ligne dédié au luxe.

L'erreur des marques de luxe

 50% des recherches liées au luxe se font via mobile ou tablette. Ce chiffre significatif devrait encourager les maisons de luxe à s'interroger sur leurs canaux actuels de distribution. Avec l'essor de l'e-commerce, la clientèle souhaite dorénavant acheter n'importe où, à tout moment et surtout sur n'importe quel support, c'est pourquoi la digitalisation du parcours client est une évolution incontournable.

 Le secteur du luxe reste tout de même l'un des plus paradoxaux en la matière. Malgré des chiffres éloquents qui montrent des exigences toujours plus accrues relatives au digital, les marques de luxe ont aujourd'hui investi le web à des degrés différents. Même si certaines maisons parviennent à adopter une stratégie omnicanale leur permettant d'apporter un service cohérent sur le web, en boutique et sur mobile, l'omnicanal est souvent perçu comme une menace. Considérée comme grand public, la vente en ligne ne correspond pas, aux yeux de certains, à l'écrin que peut représenter une boutique physique et à l'univers qu'elle véhicule. Pour ces maisons, internet ne semble par correspondre à leurs exigences en terme de qualité de service. Une véritable erreur car internet permet au contraire de conserver un contenu très pertinent sur les habitudes d'achat de chaque client. Couplé à un bon CRM (outil de gestion de la relation client), il est possible d'établir une relation extrêmement personnalisée avec chaque client en lui proposant des recommandations en lien avec ses attentes. Il faudra toutefois éviter les newsletters de masse en privilégiant des attentions personnelles et nominatives pour maintenir cette estime du client.

 Une stratégie globale différenciante

Néanmoins, certaines maisons ont réussi à développer une stratégie digitale différenciante. À titre d'exemple, Burberry investit ainsi 60% de son budget marketing sur le digital. Elle fut à l'origine du réseau social ArtoftheTrench réunissant tous les clients de la marque et possesseurs du fameux trench. La marque a compris qu'être présent sur internet était surtout un nouveau moyen de repenser sa relation client tout en apposant les codes du physique au digital. C'est surtout permettre de proposer un service sur mesure à ses clients. Grâce à une identification précise des profils, le digital permet d'envoyer des actualités en lien direct avec les attentes des consommateurs, d'installer un marketing one-to-one très avancé. Ainsi, de nouvelles possibilités de personnalisation des produits ont vu le jour. Longchamp proposait notamment de créer son sac sur mesure et Louis Vuitton de personnaliser ses malles.

Les marques ont aussi privilégié le "brand content" car elles peuvent diffuser leur propre contenu tout en gardant le contrôle. Des contenus exclusifs sont proposés aux fans de la marques (défilés de mode, coulisses de fabrication, magazine ...).

 On voit bien qu'il existe de nombreux outils permettant aux marques de luxe de créer de la valeur. Le site e-commerce n'est finalement que l'une des composantes d'une stratégie digitale globale tournée vers la notion de service ultra premium, avec accompagnement personnalisé à distance par un chargé de clientèle dédié, et un niveau de service inégalable.

 Un changement de paradigme avec la sharing economy

 Toute société a besoin de repères et de cadres établis. Même si la société prône l'égalité de tous et la fin des castes, une arme marketing continue à faire ses preuves : le rêve. Quel serait un monde sans espoirs et sans rêves ? La démocratisation des canaux digitaux permet de rendre accessible cette idée. Comme l'explique Jérémy Rifkin dans son dernier livre "(La nouvelle société du coût marginal zéro"), notre société est en train de passer dans une ère où la propriété ne sera plus une fin en soi. Il est dorénavant possible de tout louer ou tout partager sur internet, que ce soit son logement avec Airbnb, sa voiture avec Drivy et même son chauffeur privé (Chauffeur Privé ou Uber).

 De ce même esprit d'économie de partage, les robes de créateurs à plus de 5.000 euros sont accessibles à partir de 60 euros le temps d'une soirée sur le site, RentTheRunway.com. Cette nouvelle organisation rend le luxe beaucoup plus accessible et à la portée de tous. N'oublions pas que le constat d'Uber était d'utiliser le temps vacant des chauffeurs privés. Aujourd'hui, tout le monde peut s'offrir le luxe autrefois réservé à une élite d'avoir son chauffeur privé avec berline. Les sites de seconde main tels que videdressing.com sont là aussi de nouvelles manière de consommer le luxe en dehors des canaux traditionnels.

 L'adaptation du luxe aux nouveaux modèles e-commerce

 Mais finalement ne serait-ce pas aux marques de luxe d'adopter à leur tour les codes et les usages des marques qui les copient ? Si cette idée semble paradoxale au premier abord, elle soulève un besoin : celui de réaffirmer la place de ces marques en perte d'identité et de repères sur le web.

Ainsi au moment où eluxury (rappelons-le, le site e-commerce de LVMH) fermait ses portes, un autre grand acteur du luxe connaissait une ascension fulgurante : le site net-a-porter.com, véritable showroom en ligne du luxe. La société génère aujourd'hui plus d'un milliard de dollars de revenus. Elle surfe sur la croissance annuelle de 25% du marché du luxe en ligne dans le monde.

Plus récemment, des sites comme farfetch.com ont commencé à référencer les produits des boutiques physiques de luxe pour permettre aux internautes de faire leur shopping dans les magasins prestigieux aux 4 coins du monde.

 D'autres, notamment dans l'industrie hôtelière et de la restauration, ont vu les plateformes comme une opportunité pour augmenter leur visibilité et faire du yield management. On retrouve ainsi de nombreux restaurants étoilés sur le site lafourchette.com. Ces derniers ont compris que pour être vus, il ne fallait plus compter sur une simple recherche sur Google mais être référencés sur ces annuaires. Néanmoins, l'industrie hôtelière a rapidement pris conscience qu'une partie de la valeur disparaissait avec ces intermédiaires qui prennent 23% du prix de la réservation (346 millions de nuitées réservées en 2014 pour Booking.com)

 L'adaptation des marques de luxe doit aussi se faire en tenant compte des évolutions des marques mass-market qui s'approprient les codes du luxe, en boutique et sur internet. Nespresso en est le parfait exemple avec un client au centre de toutes les attentions, des boutiques dédiées et une égérie symbole de la marque en la personne de Georges Clooney. En plus de se doter des codes du luxe, Nespresso considère que le luxe est aussi d'avoir le choix des canaux d'achat (1 capsule sur 2 est achetée en ligne). Les maisons de luxe devront s'inspirer de ce qui se fait de mieux dans les services e-commerce en ligne et aller plus loin en terme de suivi et d'accompagnement personnalisé.

 Les marques de luxe sont-elles encore toutes puissantes ?

 C'est la question que l'on est en droit de se poser quand on sait ô combien la surprise fut grande lorsque Hedi Slimane, nouveau directeur Artistique de la marque Yves Saint Laurent, décidait en 2013 de retirer du logo le prénom du célèbre couturier pour n'y apposer que " Saint Laurent". Grande stupéfaction dans le monde de la mode et pour toutes ces clientes si longtemps habituées à arborer le célèbre monogramme de Cassandre YSL. Le sujet devenant le top trend sur Twitter le jour de l'annonce. Toutes les fashionistas s'arrachaient alors le tee-shirt "Ain't Laurent without Yves". La marque expliquant alors que le monogramme serait toutefois conservé et que la marque Saint-Laurent serait le nom utilisé pour les collections de prêt-à-porter.

 Le monde du luxe se pensait loin de ce niveau d'échange avec ses communautés, dictant lui-même les tendances et imposant ses choix. Et pourtant, dans un autre domaine, la nouvelle marque DS Automobiles a noué un partenariat avec la marque Inès de la Fressange Paris pour une édition limitée de sa DS 3. Mais elle n'a pas hésité non plus à faire appel à la communauté des designers de Creads pour lancer l'édition limitée DS 3 Régions. L'idée étant de faire voter les fans de la marque et produire les modèles les plus plébiscités. Une manière habile et agile de mettre sur le marché un produit correspondant aux attentes de sa cible.

 Intégrer le digital

 Le marché du luxe se façonne et change de visage à mesure que de nouveaux acteurs émergent et tentent de s'accaparer une partie des profits de l'industrie. Les nouvelles attentes des consommateurs en termes de digitalisation des services ne font que renforcer la mutation de ce secteur. Les marques de luxe n'ont d'autres choix que de redoubler de vigilance et d'inventivité pour sauvegarder leur clientèle. Le digital doit faire partie intégrante de leur stratégie de développement si elles veulent maintenir leur potentiel de croissance et ne pas se laisser devancer. Dans un autre registre, les difficultés de La Redoute ou Les 3 Suisses montrent à quel point une industrie peut être remise en question si elle ne s'adapte pas assez rapidement. Alors pour ne pas se faire uberiser, il faut savoir s'adapter. Et le faire vite.

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Commentaire 1
à écrit le 04/07/2016 à 17:08
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A la lecture de votre intéressant article, il m'apparaît fondé de signaler à vos lecteurs, la diffusion mardi 5 juillet d'une chronique audio intitulée : " Révolution numérique : de l'importance de vivre avec son temps" dont la présentation est d'or...

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