Les marchés financiers ne comprennent décidément pas la politique

Les marchés financiers, qui se trompent souvent dans leur appréciation des économies, sont tout aussi souvent dans l'erreur à propos des évolutions politiques. On peut le voir avec le scrutin récent en Turquie, salué récemment par les financiers... Par Dani Rodrik, professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard

Lorsque le Parti de la justice et du développement (AKP) de Turquie a déjoué les pronostics des analystes et des sondages en regagnant la majorité parlementaire lors des élections législatives du 1er novembre dernier, les marchés financiers ont applaudi. Le jour suivant, la Bourse d'Istanbul gagnait 5 pour cent et la lire turque a suivi le mouvement.

Peu importe qu'il n'y ait pas grand monde ces jours-ci, dans le monde des affaires et les milieux financiers, pour dire du bien de RecepTayyip Erdogan et de l'AKP, qu'il dirigeait avant d'accéder à la présidence. Et ne nous y trompons pas : bien que la fonction présidentielle soit censée demeurer au-dessus des politiques partisanes, Erdogan tient fermement les rênes du pouvoir.

Les marchés financiers se sont félicités du scrutin turc

En fait, c'est la stratégie du diviser pour régner d'Erdogan - en alimentant le populisme religieux et le sentiment nationaliste, et en ravivant les tensions ethniques avec les Kurdes - qui a permis à l'AKP de remporter les élections. On pourrait dire que c'était la seule stratégie possible : son régime a suscité l'hostilité des progressistes en muselant les médias ; les entrepreneurs avec l'expropriation des sociétés proches de ses anciens alliés du mouvement Gülen ; et l'Occident par son discours antagoniste et sa position fluctuante sur l'État islamique.

Et pourtant, les marchés financiers, favorisant à l'évidence la stabilité, se sont félicités du résultat des élections. Un gouvernement AKP majoritaire, ont apparemment pensé les investisseurs, était préférable à l'alternative probable : une période d'incertitude politique, suivie d'une coalition faible et indécise ou une administration minoritaire. Mais dans ce cas précis, la « sagesse des foules » ne s'applique pas.

Populisme économique  et politique autoritaire

Il est vrai que l'AKP a connu quelques bonnes années après son accession au pouvoir en 2002. Mais la capacité de nuisance du parti était limitée par l'Union européenne, le Fonds monétaire international et les laïcs au plan national. Une fois ces contraintes disparues, les gouvernements successifs d'Erdogan se sont caractérisés par leur populisme économique et une politique autoritaire. L'optimisme apparent des investisseurs concernant la victoire électorale de l'AKP rappelle la définition qu'a donné Einstein de la folie, qui consiste à faire toujours la même chose et à espérer un résultat différent.

La devise brésilienne malmenée par les scandales et la corruption

La Turquie n'est certainement pas le seul pays dont la politique a été mal interprétée par les marchés financiers. Prenons l'exemple du Brésil, dont la monnaie, le réal, a été fortement malmenée depuis la mi 2004 - plus que toute autre monnaie des économies émergentes - à cause de l'énorme scandale de corruption qui ébranle le pays. Les enquêteurs ont révélé un système de pots-de-vin aux proportions inédites dont le principal protagoniste est l'entreprise pétrolière contrôlée par l'État, Petrobras, et qui comprend des PDG, des députés et des hauts responsables du gouvernement. Au vu de l'ampleur du scandale, on peut comprendre que les marchés financiers aient été inquiets.

Et pourtant, le principal résultat de l'enquête a été de souligner la force remarquable, et non la faiblesse, des institutions juridiques et démocratiques du Brésil. Le juge et le procureur général de la République instruisant l'affaire ont pu mener leur enquête à bien, malgré la tentation du gouvernement de la présidente Dilma Rousseff de l'entraver. Et de toute évidence, l'instruction a suivi les procédures judiciaires appropriées et n'a pas été utilisée pour faire progresser l'ordre du jour politique de l'opposition.

Au-delà de l'appareil judiciaire, une multitude d'institutions, dont la Police fédérale et le ministère de la Justice, ont pris part à l'enquête et travaillé la main dans la main. Des hommes d'affaires et des politiciens éminents, dont l'ancien trésorier du Parti des travailleurs au pouvoir, ont été emprisonnés.

...qui n'est pas plus forte qu'ailleurs

Les marchés financiers sont supposés avoir une vision prospective, et de nombreux économistes estiment que ces marchés allouent les ressources en fonction de toutes les informations disponibles. Mais une comparaison précise de la situation brésilienne avec celle de l'économie d'autres pays émergents, où la corruption est tout aussi endémique devrait, à tout le moins, conduire les investisseurs à revaloriser le statut du Brésil.

Pour en revenir à la Turquie, des fuites de conversations téléphoniques ont directement impliqué Erdogan et sa famille, ainsi que plusieurs ministres du gouvernement, dans un réseau de corruption extrêmement lucratif comprenant d'un côté des transactions commerciales avec l'Iran et de l'autre des malversations liées aux appels d'offres publics immobiliers. C'est un secret de polichinelle que les marchés publics servent à enrichir les politiciens et leurs acolytes chefs d'entreprises. Tout porte à croire que la corruption touche les plus hautes sphères et qu'elle est plus répandue qu'au Brésil.

Mais ce sont les policiers qui investiguaient ces affaires de corruption concernant Erdogan qui sont aujourd'hui en prison. Certains des médias qui soutenaient l'enquête ont été fermés ou muselés par le gouvernement.

Selon l'AKP, les policiers chargés de ces affaires seraient des adhérents du mouvement Gülen et les enquêtes n'auraient qu'un objectif politique : renverser Erdogan. Il est probable que ce soit vrai. Cela ne justifie pas pour autant le mépris flagrant pour la loi dont a fait preuve le gouvernement pour étouffer ces allégations de corruption. Par voie de conséquence, les institutions turques, contrairement à celles du Brésil, sont muselées et corrompues dans des proportions telles que la croissance économique et le développement seront entravés pour les années à venir.

Une vision déformée de la gouvernance

Mais la Turquie n'est pas le seul pays où la corruption à grande échelle a libre cours. En Malaisie, le Premier ministre Najib Razak est au centre d'un scandale politique majeur depuis qu'il a été révélé que 700 millions de dollars de provenance inconnue se trouvent sur des comptes en banque à son nom. Des milliards de dollars ont disparu du fonds d'investissement du gouvernement IMDB, contrôlé par Razak. Il a promis que toute la lumière serait faite sur cette affaire, tout en démettant le procureur général, qui enquêtait sur IMDB, de ses fonctions.

En Amérique latine, l'Argentine et le Mexique se classent dans la moitié inférieure des pays en termes de transparence et de lutte contre la corruption. L'horrible enlèvement et assassinat de 43 étudiants en 2014 au nord de Mexico n'est que le dernier exemple de la collusion entre les gangs criminels, la police et les politiciens du pays.

Nous avons appris à nos dépens que la vision à court terme et le comportement grégaire des marchés financiers les conduisent souvent à négliger les fondamentaux économiques. Il ne faut donc pas s'étonner que ces mêmes caractéristiques puissent déformer le jugement que portent les marchés sur la gouvernance et les perspectives politiques de certains pays.

Traduit de l'anglais par Julia Gallin

Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard.

© Project Syndicate 1995-2015

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