"Nous ne sommes pas une société conventionnelle et n'avons pas l'intention de le devenir": les fondateurs du moteur de recherche Google avaient prévenu noir sur blanc le marché de leur anticonformisme dans leur prospectus d'introduction au Nasdaq, à l'été 2004. Serguei Brin et Larry Page viennent de montrer qu'ils n'avaient pas fini de surprendre la communauté financière.

Au lendemain d'un plongeon de près de 8% de son action, provoqué par des propos un peu maladroits et mal interprétés du directeur financier sur le ralentissement de la croissance, les dirigeants du géant Internet tenaient jeudi une journée de présentation destinée aux investisseurs sur leurs terres californiennes, au "Googleplex", leur siège imposant de Mountain View, dans la Silicon Valley. Certes, cette fois-ci les facétieux génies du Web n'avaient pas concocté une surprise du même goût que l'an dernier, lorsque le chef du restaurant de l'entreprise était venu accueillir les analystes, en lieu et place du directeur financier, laissant les hommes de Wall Street sur leur faim... Ils ont compris que les financiers avaient la fringale des chiffres et leur en ont servi un copieux à digérer: leur objectif est de bâtir un groupe de 100 milliards de dollars.

"Je vous laisse choisir s'il s'agit de 100 milliards de capitalisation ou de chiffre d'affaires" a lancé, mi-sérieux, mi-goguenard, le président Eric Schmidt. Un propos lourd d'ironie puisque Google pèse déjà plus de 100 milliards de dollars en Bourse. 111,7 milliards très exactement à la clôture de vendredi soir. Le moteur de recherche a même valu jusqu'à 140 milliards en janvier dernier avant de subir une sévère correction ces dernières semaines. Il ne valait que 23 milliards au prix d'introduction de 85 dollars il y a dix-neuf mois... Alors 100 milliards de chiffre d'affaires pour le moteur qui n'en affiche que 6 milliards au compteur au 31 décembre 2005 semble un objectif passablement ambitieux.

Une vingtaine de firmes seulement dans le monde ont gravi le sommet des 100 milliards: c'est plus de deux fois la taille actuelle de Microsoft et un tiers de la première entreprise mondiale, Wal-Mart... Google entend désormais s'attaquer à l'ensemble du marché publicitaire mondial, tous supports confondus, presse, radio, etc, et pas simplement en ligne, soit un marché potentiel de 600 à 800 milliards de dollars. Attention à la mégalomanie, met en garde la spécialiste du secteur Internet de la banque Merrill Lynch, Lauren Rich Fine. Tout en saluant l'enthousiasme de bon aloi de l'équipe de Mountain View, elle écrit dans une note à ses clients: "soyons réalistes!". En effet, ce chiffre de 100 milliards équivaut à un sixième du marché publicitaire mondial... Or, d'une part la pub en ligne n'est pas adaptée à tous les annonceurs, d'autre part en allant dans la radio et la presse, Google n'agirait qu'en tant qu'agent et devrait donc partager ses revenus...

Les garnements de Google auraient "les yeux plus gros que le ventre", diagnostique cette spécialiste. Certaines innovations comme Google Earth ou Google Maps nécessitent d'importants investissements mais n'ont pas encore réussi à attirer les annonceurs et ne contribuent donc toujours pas au chiffre d'affaires du groupe, encore généré à 98% dans la publicité en ligne... "C'est la même mentalité qu'aux beaux jours de la bulle Internet, quand des sociétés lançaient des projets et attendaient que le chiffre d'affaires vienne mais finalement il ne venait jamais...", s'inquiète cette analyste réputée. Apparemment dans leur bulle, justement, les ingénieurs de Google estiment avoir toujours dans la recherche sur Internet "deux, trois ou quatre ans d'avance" sur leurs concurrents, pourtant aussi peu "modestes" - aux deux sens du terme - que Microsoft: le mastodonte de Redmond, dans l'Etat de Washington, lancera dans six mois un moteur "deux fois mieux que Google." La bataille de titans ne fait que commencer.