Article publié le 28 novembre mis à jour le 1er décembre
Le mécanisme qui contraint EDF à vendre une partie de sa production nucléaire à un prix encadré par l'État, et pourrait-on dire aujourd'hui cassé, est-il une si mauvaise affaire pour l'énergéticien ? Depuis des années, ses dirigeants n'hésitent pas à pointer du doigt ce système, connu des spécialistes par l'acronyme ARENH (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Il s'agirait même d'un « poison », selon l'ancien PDG Jean-Bernard Lévy, coupable d'avoir « pénalisé EDF » affirmait récemment sur FranceInfo son successeur, Luc Rémont.
D'un avis quasi-unanime, ce dispositif aurait creusé la dette déjà mirobolante du groupe, récemment nationalisé à 100%. Et pour cause, depuis 2011, il oblige le producteur d'électricité à céder à ses concurrents 100 térawattheures (TWh), c'est-à-dire un quart de sa production nucléaire de l'époque, à 42 euros le mégawattheures (MWh). Soit un montant inférieur à ses coûts de production, qui ont grimpé pour atteindre plus de 60 euros le MWh aujourd'hui. Alors que les prix de marché explosent, cette vente à perte aurait donc forcément détérioré les finances du groupe. Tout en enrichissant ses concurrents, les fournisseurs alternatifs, sur le dos des usagers.
Une « sur-rémunération » d'EDF liée au développement de la concurrence
La réalité est plus nuancée. Ces dernières années, EDF a bénéficié d'un effet d'aubaine important en raison de failles du système, en vendant les droits ARENH à un niveau bien plus élevé que 42 euros le MWh. De sorte qu'en 2019, 2020 et 2021, ces failles ont « permis d'accroître les revenus de la production nucléaire d'EDF de respectivement 1.085, 851 et 932 millions d'euros », selon un rapport de la Cour des Comptes sur l'organisation des marchés de l'électricité publié en juillet 2022. Et ce, « en faveur d'EDF et au détriment des consommateurs » affirme la juridiction financière. Or, en 2023, ces revenus additionnels devraient exploser bien au-delà du milliard d'euros.
Pire : c'est en se séparant de clients que l'énergéticien a pu dégager ces ressources. « Plus EDF perd de parts de marchés dans la fourniture, plus les revenus d'EDF tirés de la production électronucléaire augmentent, dans un contexte de prix de gros supérieurs au prix ARENH », alertait déjà la Commission de régulation de l'énergie (CRE) à l'été 2020. Si bien que le développement continu des fournisseurs alternatifs a pu conduire à une « sur-rémunération d'EDF », et donc à une augmentation des tarifs, selon l'autorité de la concurrence.
« Au fur et à mesure que la concurrence se développe, les prix montent. C'est absurde. [...] Dans ce contexte, le directeur commercial d'EDF va chercher à gagner des clients et le directeur financier à le freiner ! », lâche une source informée ayant requis l'anonymat.
Plafond de 100 TWh d'ARENH
Pour le comprendre, il faut se plonger dans la manière dont fonctionne l'ARENH, qui arrivera à échéance fin 2025. A l'origine, l'objectif est de favoriser l'émergence de nouveaux acteurs sur le marché de la fourniture d'énergie. Autrement dit, de permettre à ces opérateurs de vendre de l'électricité à leurs clients, sans nécessairement la produire eux-mêmes, en jouant néanmoins à armes égales avec EDF. Pour cette raison, il a été décidé qu'ils auraient accès à une partie de la production nucléaire de l'opérateur historique, en situation de monopole sur cette activité.
Dans cette optique, chaque client d'un fournisseur alternatif lui donne droit, en théorie, à 67% d'ARENH. Concrètement, si son portefeuille clients s'élève à 100 kWh, celui-ci peut acheter 67 kWh d'ARENH à 42 euros le MWh. Or, au fil des années, le nombre de ménages ayant souscrit chez l'un de ces commerciaux plutôt que chez EDF a explosé, si bien qu'en 2023, ceux-ci ont pu demander, au global, environ 150 TWh d'ARENH.
Seulement voilà : dès l'origine, l'Etat a fixé un plafond de 100 TWh. Les fournisseurs alternatifs n'ont donc eu droit qu'à deux tiers de leur demande, laquelle a été « écrêtée » de 50 TWh.
Des conditions d'approvisionnement répliquées dans le tarif réglementé
Et c'est là que le bât blesse : cet écrêtement, c'est-à-dire la différence entre les droits ARENH et le volume effectivement cédé à 42 euros/MWh, est pris en compte dans le tarif réglementé de vente d'électricité (TRV) d'EDF, cet abonnement encadré par l'État auquel ont souscrit 21 millions de Français. En effet, pour ne pas avantager EDF, cette offre réplique les conditions d'approvisionnement de ses concurrents, et par là même les 50 TWh d'ARENH qui leur ont été refusés au titre du plafonnement.
Or, l'administration considère que ces volumes ont dû être achetés par les fournisseurs alternatifs « aux prix de marché moyennés sur le seul mois de décembre précédant l'année de consommation ». C'est-à-dire l'un des pires mois de l'année 2022, lors duquel les cours ont explosé jusqu'à 400 euros le MWh, soit près de 10 fois le tarif réglementé ! Résultat : les droits d'ARENH ont été vendus pour deux tiers à 42 euros le MWh, et pour un tiers à ce prix de marché exorbitant de décembre 2022.
Forcément, cette formule gonfle le TRV commercialisé par EDF. Ce qui lui permet « de vendre plus cher son électricité aux clients concernés, sans que cette progression ait un lien quelconque avec une hausse de ses coûts de production » expliquait déjà la Cour des comptes à l'été 2022. Autrement dit, plus EDF a perdu des clients, plus l'écrêtement ARENH a augmenté...et par là même, par ricochet, le prix du TRV vendu par EDF.
C'est notamment à cause de ce phénomène que la CRE a proposé une hausse de 35% du TRV en février 2022, au plus fort de la crise de l'énergie...et environ +100% en février 2023 et en août 2023 (hors bouclier tarifaire payé par les contribuables).
Des milliards d'euros de revenus additionnels
Et ce n'est pas tout : en pratique, EDF réplique l'écrêtement de l'ARENH pour dimensionner ses coûts d'approvisionnement dans toutes ses offres à destination des particuliers ! Ce qui a conduit, « au total », à « accroître [son] revenu unitaire, à la fois sur ses ventes aux TRV et sur ses ventes en offres de marché », relève la Cour des comptes.
« Pourtant, EDF pourrait ne pas augmenter autant ses prix de détail en période d'atteinte du plafond de l'ARENH, puisque l'entreprise conserve un accès direct et sans rationnement à sa propre production nucléaire », ajoute la juridiction financière.
Reste à voir l'impact sur les revenus du groupe en 2023, lequel sera forcément beaucoup plus important que les années précédentes au vu de l'explosion des prix de marché en décembre dernier. Pour l'heure cependant, aucun chiffre officiel n'a été communiqué. Certains observateurs évoquent déjà des revenus additionnels de plusieurs milliards d'euros, et qui pourraient même atteindre plus de vingt milliards d'euros ! Interrogés, ni EDF ni la CRE n'ont souhaité commenter ce chiffre.
Face à cet effet pervers - qui n'est pas dû à la politique d'EDF, mais à la réglementation -, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) avait proposé dès 2018 d'augmenter à 150 TWh le plafond de l'ARENH, afin de limiter voire supprimer le phénomène d'écrêtement. Et ce, en rehaussant dans le même temps le prix de 42 euros le MWh pour qu'il couvre les coûts actuels de production d'EDF, comme demandé par la Cour des comptes. Le lobbying de la CRE s'est d'ailleurs renforcé dès l'automne 2021, au vu de l'augmentation des cours sur les marchés. Seulement voilà : le gouvernement n'a pas suivi cette recommandation. Ce n'est qu'en janvier 2022 que celui-ci a finalement pris la décision de relever en urgence le plafond à 120 TWh, confronté à une explosion des prix désormais ingérable. « La décision est intervenue très tard, il aurait été préférable de le dire au second semestre 2021. En janvier 2022, EDF avait déjà vendu les quantités d'électricité correspondantes sur marchés [les fameux 20 TWh supplémentaires, ndlr]. Il a donc a dû les racheter à 270 euros le MWh pour les vendre à 46,2 euros ! En l'occurrence, il ne fait pas de doute que cette décision a fait supporter une partie importante du coût du bouclier tarifaire 2022 à EDF », explique un porte-parole de la CRE à La Tribune. En-dehors de ce cas particulier qui a bel et bien lésé EDF, une question se pose : les revenus additionnels générés par l'écrêtement peuvent-ils être considérés comme un « gain » pour l'énergéticien ? En comparaison d'une situation où l'ARENH n'existerait pas, EDF reste perdant. La Cour des comptes a en effet constaté que « la mise en œuvre de l'ARENH ne s'est pas déroulée comme prévu, mais a permis la couverture des coûts complets », tout en soulignant qu'en l'absence d'ARENH, les revenus du nucléaire auraient probablement été « plus élevés ». Et pour cause, dans un monopole non régulé, l'opérateur historique aurait pu vendre l'intégralité de sa production selon ses conditions, en suivant les prix du marché, sans lien avec ses coûts de production réels. Ce qui aurait conduit à une explosion encore plus importante des factures des consommateurs ces derniers mois, tout en permettant au groupe, dans le même temps, de dégager des profits gigantesques (même si sa situation financière aurait souffert de la performance catastrophique du parc en 2022, liée notamment à un défaut de corrosion identifié dans certains réacteurs). Enfin, le système de l'ARENH a plutôt été dommageable à EDF lorsque les prix de marché ont baissé, entre 2015 et 2017. En effet, l'ARENH comporte une autre faille : les alternatifs n'ont aucune obligation de demander à EDF de lui céder des volumes à 42 euros le MWh lorsque les cours chutent en-dessous de ce tarif. Et, dans la pratique, ne l'ont pas fait. Ce qui n'a pas permis « de garantir à EDF que ses charges de production seront couvertes » lors de ces périodes, relève la Cour des Comptes. Or, le futur système, présenté il y a quelques jours par EDF et l'exécutif pour prendre la relève de l'ARENH dès 2026, ne résout pas non plus ce problème : en l'état, aucun mécanisme ne protègera EDF en cas de chute des cours en-dessous de ses coûts de production.Effet d'aubaine ou pas ?
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