Comment renoncer à son statut de roi du pétrole, source de profits gigantesques et de dividendes colossaux pour les actionnaires ? Pour certains géants de l'« oil & gas », il s'agirait en réalité d'un pari trop risqué. A l'image de Shell, dont le PDG a annoncé en juin dernier son intention de maintenir sa production d'or noir pour miser sur la rentabilité, entraînant la démission de plusieurs employés déçus de ce rétropédalage environnemental. Plutôt que d'engager une transition claire, perçue comme une menace pour leur activité, certaines major comptent-elles extraire jusqu'à la dernière goutte lucrative d'hydrocarbure ?
Si l'on en croit les derniers chiffres présentés par TotalEnergies à ses actionnaires, le 27 septembre dernier, l'investissement dans les énergies bas carbone peut pourtant s'avérer profitable. « TotalEnergies a donné la preuve que l'électricité d'origine renouvelable peut avoir une très belle rentabilité ! », affirme ainsi à La Tribune Ahmed Ben Salem, analyste chez Oddo BHF. Et pour cause, même si l'entreprise reste bien loin de faire une croix sur les hydrocarbures, ses résultats en la matière ont rassuré les investisseurs, à la recherche d'opportunités sur le long terme.
Recommandation relevée à 12%
Concrètement, au troisième trimestre, TotalEnergies a relevé de 10 à 12% l'objectif de rentabilité des capitaux investis (ROCE) de sa branche « Integrated Power », qui couvre les activités autres que l' « oil & gas ». Lors des deux trimestres précédents, ceux-ci s'élevaient à 9,9% puis à 10,1%. Or, plus ce ratio financier est élevé, plus cela témoigne de la capacité d'une entreprise à générer du profit par rapport aux capitaux qui ont été investis dans ladite entreprise.
« Le marché attendait que TotalEnergies donne de la matière pour montrer s'il était capable d'atteindre les 10%, alors que les inquiétudes se multiplient avec la hausse des coûts observée ces derniers mois. Or, non seulement, il les a atteint, mais il a même relevé sa recommandation. C'est un très bon signal, qui annonce vraiment une rentabilité économique ! », souligne Ahmed Ben Salem.
Attention cependant : pour le pétrole, le ROCE s'élève toujours à 18%, et grimpe même à 24% pour le gaz naturel liquéfié (GNL), un combustible fossile très polluant sur lequel la major compte accélérer massivement.
Par ailleurs, la division « Integrated Power » regroupe, en plus des énergies renouvelables, l'hydrogène, le captage et stockage de CO2 ou encore... les centrales électriques fonctionnant au gaz fossile. Selon Ahmed Ben Salem, néanmoins, « cela ne fausse pas trop la donne, car cette activité est stable depuis quelques années ». Si bien que « la croissance provient bien des énergies renouvelables », assure-t-il.
Course à la rentabilité
Et cela tient à plusieurs raisons. « Dès 2017, TotalEnergies a délivré des guidances (prévisions) pour l'investissement dans les renouvelables, avec des montants entre 1,5 et 2 milliards par an, ce que ses concurrents n'avaient pas fait », explique l'analyste. De sorte que la major a pris « beaucoup d'avance » sur les autres pétroliers en la matière, lui permettant d'acquérir un certain savoir-faire.
L'entreprise a d'ailleurs réalisé plusieurs acquisitions pour tisser sa toile (Direct energy, Sunpower, Saft Batteries...), et s'est orientée davantage sur le solaire que sur l'éolien en mer. Or, sur ce dernier domaine, les coûts ont explosé. « Beaucoup de sociétés qui avaient parié dessus se retrouvent coincées : le prix garanti qu'ils avaient négocié via n'est plus suffisant, et ils demandent qu'il soit rehaussé parfois jusqu'à 40% pour que le projet reste rentable ! », note un spécialiste du secteur.
Certes, TotalEnergies a récemment remporté le contrat de construction d'un parc d'éoliennes en mer en Allemagne, mais celui-ci reste « très sélectif », ajoute Ahmed Ben Salem.
« Ils ne sont pas dans une course au gigawatt, mais cherchent avant tout la rentabilité au cœur de chaque projet, en allant vers des pays où celle-ci s'avère supérieure. Comme aux Etats-Unis, en Europe, en Inde ou au Brésil, par exemple. »
Par ailleurs, son bilan solide lui permet de s'endetter avec des des taux d'intérêt plus intéressants que certains de ses rivaux, réduisant par là même le coût total des projets. Enfin, 30% de son électricité est destinée à être vendue au prix spot sur les bourses d'échange (via des enchères quotidiennes). De quoi capter la hausse des prix et la volatilité extrême observée ces derniers mois sur les marchés.
Vers un déclin de l'Oil & Gas
Résultat : « A priori, TotalEnergies s'en sort mieux que ses concurrents », souligne Ahmed Ben Salem. BP, par exemple, affirme pouvoir générer, hors effet de la dette, jusqu'à 8% de ROCE sur les renouvelables, quand Shell vise « des rendements supérieurs à 10% », mais sans avoir atteint ce chiffre pour l'instant. « Pour Shell, l'électricité sera une simple "commodity". Ce n'est pas très rentable, donc ils tentent de s'en détourner », estime d'ailleurs un autre analyste.
Néanmoins, une bascule se fera forcément, à l'aune de la nécessaire transition énergétique.
« La logique veut que l'électricité soit le seul segment qui va rester durablement en croissance, alors que le gaz et le pétrole vont connaître un plateau, puis baisser », glisse Ahmed Ben Salem.
D'ailleurs, le secteur de l'oil & gas vaut actuellement quatre fois le price-to-cashflow (c'est-à-dire la valorisation en Bourse au regard des flux de trésorerie), contre 10 fois pour les énergies renouvelables. Or, un price-to-cash-flow faible signifie que le marché n'a pas grande confiance dans les perspectives de l'entreprise. TotalEnergies, qui projette d'investir 4 milliards de dollars par an dans le développement de la branche Integrated Power, espère d'ailleurs en tirer un cash-flow net positif d'ici à 2028.
Reste que le groupe ne fait pas figure de modèle, mais plutôt de moins mauvais élève parmi les cancres. Car les combustibles fossiles restent largement prédominants dans son business model, avec plus de 12 milliards investis dans le pétrole et le gaz en 2022, soit trois fois plus que pour les renouvelables. Contre six fois plus pour Shell, 14 fois plus pour BP, et 32 fois plus pour Equinor, selon un récent rapport de l'ONG Reclaim Finance.
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