Cannes 2024 : la palme de l’audace est décernée à... Jacques Audiard

Le cinéaste a enthousiasmé la Croisette avec « Emilia Pérez », une comédie musicale noire et baroque qui a obtenu le Prix du jury et le Prix d'interprétation féminine.
Jacques Audiard, le 18 mai au Festival de Cannes.
Jacques Audiard, le 18 mai au Festival de Cannes. (Crédits : © LTD / REUTERS/Yara Nardi)

À 72 ans, Jacques Audiard fend l'armure. Pour son dixième film, le cinéaste a galvanisé la Croisette qui, après un début de Festival plutôt sage, avec quelques bons films et de grandes déceptions, attendait un grand frisson pour que démarrent enfin les pronostics du palmarès. Avec son incroyable Emilia Pérez, le cinéaste est venu l'exaucer au-delà de ses espérances, dévoilant une belle audace et remportant un pari très risqué : cette comédie musicale sur le changement de sexe d'un dangereux baron de la drogue mexicain demandait une bonne dose de génie pour ne pas verser dans le ridicule, car il n'y a parfois qu'un pas du chef-d'œuvre au désastre.

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« Pourtant, la semaine avant la projection d'un film est de plus en plus stressante pour moi... et cela ne s'arrange pas avec le temps, avoue-t-il. J'ai tellement le nez collé dessus, que je ne sais jamais trop ce que valent les films que je fais, ce sont les gens qui les voient qui, ensuite, me font comprendre ce qui a été fait. » Déjà Palme d'or en 2015 pour Dheepan, le réalisateur a présenté un film aux personnages d'abord empêchés, voire rugueux, qui décident de prendre leur liberté à bras-le-corps.

Une histoire aussi improbable

On suit Rita, une avocate plutôt résignée (Zoe Saldaña, diva aux talents multiples) qui, condamnée à écrire pour son fainéant de patron des plaidoiries acquittant des auteurs de féminicides, est subitement débauchée par Manitas Delmonte, un narcotrafiquant violent et viril (la révélation espagnole Karla Sofía Gascón) qui lui demande, contre un énorme chèque, de lui trouver un chirurgien suffisamment discret et téméraire pour effectuer sa transition d'homme en femme et de mettre son épouse (parfaite Selena Gomez) et ses enfants à l'abri en Suisse.

Quitte à proposer une histoire aussi improbable, Jacques Audiard s'est aussi affranchi des formes cinématographiques habituelles, créant une œuvre inclassable qui est tout à la fois un film noir, une comédie musicale atypique, un authentique mélodrame teinté d'histoire d'amour et d'amitié et un manifeste queer façon Almodóvar, avec en prime les accents humoristiques et populaires des feuilletons télévisés latino-américains.

C'est un film "impur", avec des sentiments bizarres, du mélo, de la poésie, des hymnes...

Jacques Audiard

« À partir du moment où je faisais un film sur un personnage masculin transsexuel, j'ai cherché à donner une forme au film qui soit "trans" aussi, qui traverse plein de genres, comme les telenovelas ou les soap operas, explique le réalisateur. C'est un film de bâtards ! Une vraie "armée mexicaine"... Le but était d'aller le plus loin possible dans l'hétérogène, dans la mixité : c'est un film "impur", avec des sentiments bizarres, du mélo, de la poésie, des hymnes... »

Le scénario aussi a connu une transition. Il a d'abord été écrit, en 2019, comme un livret d'opéra en deux actes, avec une temporalité elliptique et des personnages archétypaux, avant de se transformer en un film inspiré du personnage de narcotrafiquant transsexuel d'une nouvelle de Boris Razon et de finir en comédie musicale, tournée en studio en région parisienne.

Que reste-t-il de son passé et de sa famille ?

« Ce qui m'intéressait, c'était de conjuguer deux choses : l'histoire d'une transition somme toute heureuse et ce qu'elle engendre socialement : quelle sera la prise de conscience des personnages de Manitas et de Rita et que vont-ils devenir ? Être un horrible assassin et se penser en femme... Jusqu'où peut-on vivre cette impossibilité-là, cette schizophrénie ? » À mesure que ses héroïnes prennent en main leur destin, le film se place résolument à leur côté et se tourne aussi, petit à petit, vers les plus démunis de la société mexicaine, à travers le thème de la disparition de personnes qui gangrène le pays.

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« Cette histoire montre comment Rita et Manitas vont abandonner le cynisme qui animait leur vie pour en finir avec la violence des pères, du patriarcat », conclut le réalisateur. La violence de Manitas peut-elle totalement disparaître en Emilia ? Que reste-t-il de son passé et de sa famille ? Pour sonder ces changements de corps et de vie, le cinéaste a trouvé l'actrice parfaite : l'époustouflante Espagnole Karla Sofía Gascón, qui a elle-même changé de sexe en 2018.

« Mon éducatrice, c'était elle, poursuit-il. Karla a un discours très abouti et original sur ce sujet et elle écrit très bien, donc quand j'avais des questions, je lui écrivais et elle me répondait des pavés de texte pour me raconter son expérience personnelle. » Charismatique, Manitas-Emilia se révèle tour à tour violente, facétieuse, autoritaire, émouvante... Un rôle taillé sur mesure pour Karla Sofía Gascón. « Sur le tournage, je leur en ai fait voir de toutes les couleurs, car j'étais tellement plongée dans mon personnage que j'avais un peu perdu le sens de la réalité, se rappelle-t-elle. Je ne savais plus très bien si j'étais moi, Emilia ou Manitas. Je pense que Selena, à certains moments, s'est demandé si j'étais vraiment amoureuse d'elle ! »

S'inventer auteur de comédie musicale

On croirait Karla Sofía Gascón taillée pour ce film à tiroirs. Pourtant, elle ne connaissait pas Jacques Audiard avant le tournage et avoue détester les films d'auteur et les comédies musicales. « Moi, à la base, je suis plutôt "films d'horreur", rigole-t-elle. Et je ne voulais pas trop faire des recherches sur Jacques car, avec sa Palme d'or, j'aurais fini par être impressionnée et par en faire un dieu... alors que là, je devais jouer pour lui, pas le prier comme une icône ! » Ce recul lui a permis d'incarner une transsexuelle délivrée des habituels clichés de prostitution et des tourments psychologisants entourant habituellement ce thème au cinéma.

« Ce qui me touche le plus dans Emilia Pérez, poursuit-elle, c'est que c'est le film de tous les possibles : se dire qu'on peut devenir ce qu'on veut, que chacun peut se dépasser, aller vers la lumière. Manitas se détache des ténèbres pour aller vers quelque chose de plus lumineux... Et à travers cette histoire, j'ai vraiment l'espoir que les acteurs et actrices trans puissent jouer n'importe quel personnage. Ce qui m'enthousiasmerait le plus, c'est qu'on me propose demain de jouer dans Les Trois Mousquetaires ou d'être une pêcheuse de mollusques à Cannes ! Plus un rôle est loin de vous, plus il est intéressant. »

Dernière facétie de Jacques Audiard : s'inventer auteur de comédie musicale, avec son complice le scénariste Thomas Bidegain. Le cinéaste a un temps pensé aux musiciens Damon Albarn ou Tom Waits pour l'y aider mais c'est finalement la chanteuse Camille et son compagnon Clément Ducol qui ont rythmé le film d'une BO magistrale qui passe de la pop au rap, de chansons matinées de notes mexicaines aux chœurs littéralement renversants d'une chanson de Brassens revisitée comme une fanfare latine... Pour autant, Emilia Pérez est loin d'être un feel-good movie, le passé des héroïnes n'ayant pas dit son dernier mot. Avec Emilia Pérez, film généreux et féministe, moderne et baroque, échevelé et audacieux, Audiard est au sommet de son art.

Emilia Pérez, de Jacques Audiard, avec Zoe Saldaña, Selena Gomez, Karla Sofía Gascón. 2h10. Sortie le 28 août.

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Commentaire 1
à écrit le 26/05/2024 à 12:07
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