Dans « Adieu les cons », Jean-Baptiste Cuchas, le personnage principal du film, incarné par Albert Dupontel, est cadre informatique dans une grande administration. Un matin, il se voit notifier son remplacement par un collègue plus jeune...Un séisme pour ce quinquagénaire qui va chercher à mettre fin à ses jours.
Combien sont-ils de seniors à l'instar de cet employé à être pointés du doigt parce que trop vieux ? A être poussés vers la porte de sortie plus tôt que prévu ? Difficile de le dire précisément. Mais il n'y a qu'à passer au crible les plans de départs des entreprises en négociation actuellement ou signés pour se rendre compte que la plupart encouragent les plus de 55 ans à envisager de quitter prématurément l'entreprise.
Orange, Renault, Thales, Total, Sanofi, Michelin, HSBC... Tous font la part belle à ce que les responsables des ressources humaines appellent pudiquement « les mesures d'âge », ces dispositifs qui s'apparentent souvent à des préretraites déguisées. « Il y a dans notre pays un réflexe d'ajustement de l'emploi par l'éviction des seniors, il n'est pas nouveau, mais il revient en force en ce moment », constate Gilles Gateau, le directeur général de l'Association pour l'emploi des cadres, l'Apec.
Pis, ce réflexe est encouragé par des dispositifs mis en place par le gouvernement. Ainsi, les ordonnances Travail de 2017 ont encore étendu les systèmes de congés de fin de carrières, qui permettent aux plus âgés qui le souhaitent de quitter l'entreprise en douceur, en passant à temps partiel. Chez Arcelor Mittal, par exemple, les syndicats ont négocié des systèmes de baisse d'activité où le salarié proche de la retraite peut prendre un temps partiel à 80 % - payé 95% - la première année, puis passer à 20 % payés 80% la seconde... avant de partir définitivement.
« C'est très intéressant. Le salarié part progressivement, sans passer par la case chômage, le transfert de compétences entre les aînés et les plus jeunes est assuré... tout le monde est gagnant », note Xavier Le Coq, représentant CFE-CGC. L'entreprise continue, elle, pendant ces deux années de cotiser à 100 %.
S'arrêter de travailler tout en continuant à être payés à hauteur de 80 % jusqu'à ce qu'ils puissent prétendre à une pension sans décote telle est la proposition que la direction de Bosch a faite dans le cadre d'un dispositif équivalent dit « d'aménagement de fin de carrière ». Idem dans le groupe Safran, où un accord « de transformation d'activité », signé en juillet dernier, prévoit 3000 départs accélérés à la retraite. Le groupe finance à 100% le rachat de trimestres, et verse jusqu'à près d'un an de salaire.
Temps partiels compensés, rachat de trimestres, abondement des comptes épargne temps.... Malgré leur coût, ces solutions sont prisées par les DRH car elles permettent de se délester des salaires les plus importants. Elles rappellent les anciennes préretraites des années 90, à ceci près que les entreprises ne bénéficient cette fois d'aucun coup de pouce publique.
Les PME passent pas la case Pôle Emploi
Ces options restent toutefois l'apanage des grandes entreprises, qui ont des moyens. Les plus petites, en revanche, elles, passent sans le dire, par la collectivité.... via l'assurance chômage, qui sert de sas. Les salariés licenciés perçoivent leurs droits au chômage avant de liquider leur pension. « D'ailleurs, dans le jargon, on les appelle « les pré-retraites Pôle emploi, c'est très pratique à utiliser », confie la déléguée d'une fédération industrielle, qui préfère rester anonyme.
Selon les règles de la dernière convention Unédic, après 55 ans, les demandeurs d'emploi bénéficient de trois ans d'indemnisation - contre deux pour les chômeurs plus jeunes-. A partir de 57 ans, ils ne sont pas soumis à la dégressivité des allocations.
De quoi permettre d'assurer au salarié licencié trois ans de revenus - même un peu moindres - jusqu'à sa retraite. Et s'il manque quelques mois de salaires pour faire la « soudure », l'entreprise complète.
Surtout, toutes ces dispositions sont plus faciles à négocier socialement avec les organisations syndicales. Les centrales n'y voient pas d'inconvénients. Bien au contraire. Coordinatrice CFE-CGC chez Airbus, Françoise Vallon le reconnaît volontiers : « les conditions sont, en général, très attrayantes avec des années de salaire versées, des primes défiscalisées. On a beaucoup de demandes de salariés qui veulent en bénéficier. Et pas assez de tickets pour tout le monde ».
Une récente enquête de l'Apec le montre : les cadres de 57-58 ans, c'est-à-dire les plus proches de la retraite, se portent souvent volontaires pour quitter l'entreprise. Usés, démotivés, en mal de perspectives que l'entreprise ne leur offre plus, ils se laissent volontiers séduire par ces formules alléchantes. Dans l'étude de l'Apec, 70% d'entre eux déclarent ainsi que la crise les a amenés à intensifier leur réflexion sur leur retraite, à se pencher sur le montant de leur pension, et sur l'âge possible d'un départ avant l'heure.
Risque de déclassement des seniors
Mais derrière ce consensus, pointe un risque : celui du déclassement de ces seniors. Car ceux qui chercheront à reprendre une activité auront beaucoup de peine à le faire. Aujourd'hui, un quart des 50 -55 ans sont inscrits au chômage. Et leur taux de retour dans l'emploi est bien plus faible que leurs cadets : moins de 15 % des chômeurs de plus de 50 ans retrouvent un travail le trimestre suivant, soit près de deux fois moins que les 25-49 ans.
Crise ou pas, rappelle Gilles Gateau , directeur général de l'APEC : « En France, l'âge reste la plus forte discrimination à l'embauche. Il y a des regards à changer de la part des employeurs, et du côté des seniors, une forme d'intériorité à dépasser... ». Sans compter qu'en période de crise, les perspectives d'embauche sont encore plus faibles qu'auparavant. Et ce d'autant plus, que cette pandémie a une spécificité : elle accélère la bascule vers le digital. Des compétences numériques que les seniors ont souvent beaucoup de mal à présenter lors des parcours de recrutement. « Il y a de plus en plus d'annonces rédigées de telle façon qu'elles excluent d'emblée une grande partie des quinquagénaires, note Sylvia Di Pasquale, rédactrice en chef du site Cadre emploi. Ces offres utilisent un vocabulaire spécifique - on parle par exemple de « lead génération », de « product' manager » - et demandent des capacités digitales clairement dirigées vers les trentenaires ! ».
Aussi, derrière les « packages » attrayants, il arrive que les salariés licenciés aient rapidement du mal à s'en sortir. Surtout que cette génération « pivot » soutient à la fois leurs enfants, souvent confrontés eux-mêmes à des problèmes d'insertion professionnelle, et leurs parents, qui font face à des difficultés de dépendance.
Fondatrice du site senior à votre service.com, Valérie Gruau, le constate : « Même si la mariée semble bien habillée, attention à la déconvenue. Il y a un vrai risque de pauvreté pour ces demandeurs d'emploi ». Selon le rapport Bellon sur l'emploi des seniors publié avant la crise en janvier 2020, à 60 ans, 28 % des Français ne sont ni en emploi, ni à la retraite. Une catégorie en attente de pouvoir liquider sa retraite, dans laquelle pointent de nombreux bénéficiaires de minima sociaux. Avec la crise, leur nombre va sans doute s'intensifier...
Des Gilets Jaunes en puissance ?
Reste que le sujet de l'emploi des seniors est pour l'instant peu abordé politiquement. « Il y a un silence assourdissant des pouvoirs publics sur ce point, qui peut pourtant se transformer une bombe sociale », note Benoit Serres vice président de l'association des DRH, l'ANDRH. Et de rappeler, que parmi les Gilets jaunes, il y a avait de nombreux jeunes retraités... Aussi, le 8 juin prochain, l'ANDRH va-t-elle monter au créneau pour demander la mise en place « d'un plan senior », à l'instar de ce que fait le gouvernement pour les moins de 26 ans, le plan « un jeune, une solution ».
Une série de concertations est prévue cet été par la ministre du Travail avec les partenaires sociaux. Mais plus que de proposer des solutions de maintien dans l'emploi, c'est surtout selon les syndicats, une façon de préparer les esprits à la réforme des retraites, à laquelle Emmanuel Macron n'a pas renoncée.