Entreprises : « Nous voulons aller vers une comptabilité prédictive » (Lionel Canesi)

ENTRETIEN- Arrivé à la fin de son mandat, Lionel Canesi quitte ses fonctions de président du Conseil National de l'Ordre des Experts-Comptables (CNOEC). Pour La Tribune, il détaille les évolutions qu'il appelle de ses vœux pour améliorer la vie des entreprises et l'économie : simplification administrative pour les dirigeants d'entreprises, adoption plus large d'outils d'intelligence artificielle et meilleure écoute de la part du législateur font partie des propositions.
Lionel Canesi
Lionel Canesi (Crédits : DR)

LA TRIBUNE- Pendant votre mandat, de décembre 2020 à décembre 2022, vous avez milité pour faire reconnaître la place des experts-comptables au sein de l'économie. Pourquoi ?

LIONEL CANESI- Les experts-comptables occupent une place centrale dans le tissu économique. On peut d'ailleurs dire qu'ils ont sauvé les entreprises pendant la crise Covid, puisque c'est sur eux que se sont appuyées les organisations pour obtenir de l'aide de la part de l'Etat. Les experts-comptables sont en particulier au cœur des quelque 3,5 millions de TPE-PME en France, qui représentent 95 % des entreprises et plus de la moitié des emplois, non délocalisables, dans notre pays. Enfin, les experts-comptables sont aussi des acteurs clés face aux enjeux les plus brûlants du moment, que ce soit le dynamisme économique alors que la récession menace, la réindustrialisation des territoires, l'évolution numérique des entreprises ou leur nécessaire transformation écologique. Nous sommes donc des chefs d'entreprise venant en soutien à d'autres chefs d'entreprise, qui veulent créer une nouvelle société, obéir aux diverses réglementations en vigueur, développer leur affaire, la transmettre... C'est à tous ces titres que nous voulons être reconnus. En outre, nous avons fait pas moins de 150 propositions pour améliorer la vie des entreprises, aussi bien en matière de transition énergétique et écologique que de stratégies de développement, d'autant que, grâce à notre position, nous sommes à même de voir les points de blocages. Et nous voulons aussi, logiquement, que notre profession soit consultée et écoutée dès qu'un texte de loi portant sur l'économie et l'activité des entreprises est élaboré. Après tout, ce sont les experts-comptables qui sont ensuite chargés de mettre en œuvre ces lois !

Pouvez-vous donner quelques exemples de vos propositions ?

Le statut social du dirigeant, par exemple, dépend de la structure juridique dans laquelle il exerce et non de ses besoins propres. Cette absence de liberté de choix de son statut social conduit à la création de structures complexes. Dans certains cas, comme celui des sociétés par actions simplifiée (SAS), il faut créer une structure idoine, une holding, par exemple, au-dessus de l'entreprise, pour que le dirigeant soit rémunéré, ce qui apporte des complications inutiles. Nous militons donc pour simplifier la vie des entreprises et nous réclamons - depuis 10 ans ! - une loi qui permettrait que le statut social du dirigeant ne dépende pas du statut juridique de l'entreprise. De même, si, depuis 2002, les PME bénéficient d'un taux réduit d'impôt sur les sociétés à 15%, dans la limite de 38 120 euros de bénéfices imposables, nous avons demandé à ce que ce plafond soit augmenté, à hauteur de 60 000 euros. Finalement, dans le cadre de la dernière loi de finances, avec un 49.3, le plafond a été porté à 42 500 euros, seuil au-delà duquel l'entreprise est soumise à l'impôt sur les sociétés au taux normal de 25%. Enfin, nous demandons, pour les entreprises qui oeuvrent dans les secteurs d'avenir ou celles qui veulent le faire, des incitations fiscales pour précisément les encourager dans la voie de la sobriété énergétique et la responsabilité environnementale. Prenons l'exemple d'un boulanger qui subit actuellement la hausse du coût de l'énergie. S'il change son four pour un outil de travail qui consomme moins d'énergie, il doit consentir un investissement, considéré comme durable, et l'amortir, évidemment. Nous proposons, pour améliorer sa trésorerie, un suramortissement. Autrement dit, pour l'achat d'un four coûtant 10.000 euros, nous souhaitons que le calcul, pour l'amortissement, s'opère sur 15.000 euros. Et l'Etat n'y perdra pas, puisque certes, il fera rentrer moins de recettes fiscales d'un côté, mais de l'autre, il en recevra d'autres, sous forme de TVA que paiera le fournisseur du four, sans oublier les emplois créés grâce à cette demande de la part des boulangers, de nature à dynamiser l'économie, laquelle sera, à l'aide des nouveaux fours, moins consommatrice d'énergie, qui plus est. C'est donc un cercle vertueux qui peut s'enclencher.

L'ordre des experts-comptables est donc très engagé dans la lutte contre le dérèglement climatique...

Absolument ! Nous voulons d'abord faire en sorte que nos clients, et principalement les dirigeants de TPE et de PME, puissent évaluer l'impact écologique de leurs activités économiques, par le biais d'une dizaine de critères extra-financiers dans leurs comptes, et ce, afin de les acculturer à cette nouvelle vision respectueuse de l'environnement et de la biodiversité. Et comme nous sommes au cœur de ces données, nous pouvons facilement les collecter. Cette vision implique d'ailleurs que nous soyons nous-mêmes exemplaires. Lors de nos activités, tel que le 77e Congrès des experts-comptables, qui s'est tenu du 28 au 30 septembre 2022 à Paris, nous avions calculé qu'un tel événement pouvait rejeter 1.500 tonnes de CO2 sur trois jours. Pour rendre les choses plus concrètes, sachez qu'un aller et retour Paris-New York correspond à une tonne de CO2 émise. Cela aurait ainsi correspondu à l'équivalent de 1.500 allers-retours ! J'ai donc pris des décisions toutes simples, comme de supprimer la moquette. J'ai eu des critiques, mais il n'empêche, cela a permis, avec cette initiative éco-responsable, de limiter les émissions dues à la production de moquette, le transport, la destruction ensuite... Il me paraît d'ailleurs très important de tenir des discours concrets vis-à-vis du grand public comme des dirigeants de TPE et PME pour que chacun prenne conscience de l'impact environnemental des activités du quotidien. Cela dit, cela ne suffira pas. Si les entreprises peuvent se tourner vers des organismes tels que l'Ademe (l'agence de transition écologique) pour les aider, il manque, de mon point de vue, une vraie stratégie à 360 degrés, qui prenne en compte tous les éléments de la transition. Ainsi, si le prix d'une voiture électrique est trop élevé et que les bornes de recharge sont peu nombreuses, il est clair que l'électrisation des flottes sera limitée !

Comment le numérique peut-il vous aider dans cette mission ?

L'expert-comptable était jusqu'à récemment le chef d'orchestre de flux papier. Il devient l'interprète de flux numériques. Nous avons largement réfléchi, pendant mon mandat, aux questions des données et de l'économie. Nous voulons aller vers une comptabilité prédictive. Au même titre que l'intelligence artificielle aide le radiologue à détecter une tumeur, sans remplacer pour autant ce professionnel, nous voulons, en analysant des données, pouvoir détecter des signaux faibles, par exemple, qui nous permettront d'alerter les entreprises, d'anticiper les difficultés éventuelles et d'aider les dirigeants à les gérer. Si toutes les entreprises qui sont au bord du dépôt de bilan affichent certaines caractéristiques communes, nous devons, grâce à la data et au machine learning, pouvoir repérer le phénomène à l'avance. Au-delà de cet exemple funeste, le but, évidemment, est de faire en sorte que les entreprises soient durables et en bonne santé. Car si c'est le cas, non seulement les cabinets d'experts-comptables seront eux aussi prospères mais surtout, l'emploi et le dynamisme des territoires le seront encore plus. Bien entendu, notre rôle est aussi d'accompagner les entreprises dans cette révolution numérique, et à ce titre, de les sensibiliser aux avantages mais aussi aux dangers et à la cybersécurité. Enfin, n'oublions pas que, très prosaïquement, les TPE-PME devront être en mesure de recevoir des factures au format électronique à partir du 1er juillet 2024, et à partir du 1er janvier 2026, elles devront émettre leurs factures au format électronique.

Toutes ces activités impliquent que les cabinets d'experts-comptables puissent recruter et fidéliser des talents...

Oui, et ce n'est pas si facile... Alors que nous sommes dynamiques, que nous avons entamé notre mue technologique et que nous sommes, comme je le disais, au cœur de l'économie, nous souffrons d'une image vieillotte, datée, dans le grand public. Nous avons lancé des campagnes d'information pour parler de nos métiers aux jeunes, et nous devons continuer. En outre, les formations que reçoivent actuellement les étudiants doivent inclure de nouvelles matières - encore une fois, je pense au numérique, à la data, aux aspects 'green' - en fonction des besoins. Même chose, en outre, pour les collaborateurs en interne.

Puisque vous êtes au cœur de l'économie, comment voyez-vous 2023 pour les entreprises ?

Après la crise Covid, les TPE et PME ont aujourd'hui à faire face à trois grandes nouvelles difficultés : le coût des matières premières, le prix de l'énergie et les pénuries de main d'oeuvre. De quoi peser sur leur croissance... Cependant, je suis plutôt optimiste pour 2023. Ainsi, on craignait des dépôts de bilan en masse en 2020-2022. Cela ne s'est pas produit. Certes, les dirigeants d'entreprises manquent cruellement de visibilité pour le moment, mais ils ont jusqu'à présent fait preuve d'agilité, de créativité, de résilience et ont su rebondir, se transformer. Autant de ressources dans lesquelles ils peuvent encore puiser à l'avenir, pour revisiter leur chaîne d'approvisionnement, limiter leurs dépenses énergétiques, revoir leurs produits ou gérer l'augmentation du prix de vente et répondre aux demandes de leurs salariés en matière de pouvoir d'achat... Et ils peuvent compter sur leur expert-comptable pour les accompagner.

Propos recueillis par Irène Frat

Commentaires 2
à écrit le 03/01/2023 à 16:15
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La comptabilité, c'est fait pour compter. Et rendre compte aux propriétaires de la société. Pas pour évaluer avec des formules bidon. Les experts comptables saisis par la débauche financière, ça fait toujours un peu rigoler. Mais ça finit souvent...

à écrit le 03/01/2023 à 9:28
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Pour les entreprises, il serait bon qu'elles reviennent sur terre au lieu de faire des plans sur la comète pour pondre des réformes ! La "politique de l'offre" doit et va disparaitre ! ;-)

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