LA TRIBUNE - Quel est l'état des lieux de la pauvreté en France, selon le rapport 2020 que l'Observatoire des inégalités publie aujourd'hui ?
LOUIS MAURIN - La pauvreté est multidimensionnelle et difficile à résumer en quelques mots. Si on regarde la pauvreté monétaire définie à 50% du niveau de vie médian, il y avait, en 2018, 5,3 millions de pauvres. Ce qui correspond à 8,3% de la population. Ce ratio est supérieur au niveau enregistré au début des années 2000. À l'époque, le taux se situait autour de 6,7% de la population. Depuis 20 ans, il y a une tendance à la remontée de la pauvreté en France.
Quels peuvent être les effets à court terme et à long terme d'une telle crise ?
L'effet principal se fait par le biais de l'emploi. Dès la mi-mars, beaucoup de personnes n'ont pas vu leurs missions d'intérim et leurs CDD renouvelés. Les non-salariés ont vu parfois leur contrat s'arrêter de suite. En dépit des systèmes de protection existants, une partie de la population a basculé dans le chômage avec une baisse des revenus. Une grande partie des chômeurs ne sont tout simplement pas indemnisés et ont dû basculer dans les minimas sociaux. Les minimas sociaux sont très inférieurs au seuil de pauvreté. Ce qui signifie qu'un certain nombre d'entre eux ont basculé dans la pauvreté. Pour les plus jeunes, la situation est encore plus compliquée. En deçà de 25 ans, les jeunes n'ont pas le droit aux minimas sociaux sauf la garantie jeune qui concerne très peu de monde. À ce stade, il est encore difficile d'avoir une estimation du nombre de pauvres. Les associations évoquent un million de pauvres supplémentaires.
Quelle était la situation de la pauvreté en France avant la crise ?
La situation avait tendance à se stabiliser. À partir du milieu des années 2010, le chômage a commencé à baisser. Entre 2014 et 2017, le taux de pauvreté était resté au seuil de 8%. Sur 2018, le taux de pauvreté est remonté avec la baisse des allocations logement pour les plus pauvres.
Certains évoquent la nécessaire prise en compte de la baisse des loyers dans le parc social. Que leur répondez-vous ?
Ce n'est pas un bon argument. Quand le montant des loyers augmente dans le parc privé, il n'est pas pris en compte dans le calcul de la pauvreté.
Vous avez fait un focus sur les jeunes dans votre dernière publication. Quels sont les principaux risques pour cette population aussi hétérogène ?
Les moyennes masquent des écarts très grands. Parmi les jeunes, il faut distinguer les enfants de pauvres, ceux qui vivent avec des parents pauvres, et les jeunes adultes. Le taux de pauvreté chez les jeunes adultes a augmenté entre 2002 et 2018, en passant de 8% à 12,5%. Il y a eu une croissance très forte. C'est un phénomène social majeur chez les plus jeunes avec des difficultés d'insertion professionnelle. Avant la crise de la Covid-19, leurs difficultés étaient croissantes, même si sur les cinq dernières années, il y avait une stabilisation.
La dégradation de la situation des jeunes s'est accélérée dans les années 2000. Cette détérioration est ancienne et structurelle. Cette crise se déroule dans un contexte déjà dégradé. Il ne faut cependant pas confondre la jeunesse dans les milieux populaires et les catégories moyennes, et la jeunesse dorée. Même si les problèmes de logement, de difficultés d'insertion dans le travail sont vécus à des degrés divers, ils touchent une grande partie de la jeunesse. Pour une bonne partie des classes moyennes et populaires, se loger dans les grandes villes est devenu extrêmement difficile. Cela ne concerne pas uniquement les jeunes des quartiers les plus en difficulté.
Quelles peuvent être les répercussions chez les plus âgés ?
Il ne faut pas oublier que la crise est avant tout une crise sanitaire. Chez les plus âgés, le risque le plus important est celui de mourir. Dans le débat sur les inégalités, il ne faut pas oublier ce sujet. Du point de vue des revenus, les retraites continuent d'être versées. Ce ne sont pas des fonds de pension liés aux cours boursiers. Les Français, dans leur immense majorité, peuvent être fiers de l'élan de solidarité à l'égard des plus âgés. La France demeure un pays solidaire.
Assiste-t-on à une montée de la pauvreté chez les travailleurs ?
C'est un phénomène que l'on voit monter dans nos chiffres mais ce n'est pas une explosion. Après la crise de 2008, le taux de pauvreté est passé de 3,3% à 4,3%. Il reste relativement faible mais, entre 2014 et 2018, 340.000 salariés supplémentaires sont rentrés dans la pauvreté. Cela représente une fraction de la pauvreté mais c'est aussi la taille d'une agglomération comme celle de Tours. Ces chiffres doivent nous interroger sur la capacité du travail à être rémunérateur. La prime d'activité de 2018 va réduire ce phénomène chez les travailleurs. Cette prime annoncée au moment de la crise des "gilets jaunes" va dans le bon sens. En revanche, certains députés se targuent déjà de la baisse de la pauvreté en 2019 mais il ne faut pas oublier qu'elle a été obtenue dans le contexte de la colère des "gilets jaunes".
Quels sont les outils que vous préconisez pour limiter la hausse de la pauvreté ?
Nous faisons la proposition de créer un revenu minimum pour tous. Il doit se situer à environ 900 euros. C'est un revenu qui doit permettre, comme l'a annoncé le chef de l'État, d'éradiquer la pauvreté d'un point de vue statistique. Ce revenu minimum coûterait environ 7 milliards d'euros par an. C'est-à-dire un tiers du coût de la baisse de la taxe d'habitation chaque année. La collectivité doit se saisir du débat sur le montant minimum que l'on doit attribuer à tout le monde. Le RSA complété par l'aide au logement ne suffisent pas pour vivre. Il n'y a aucune raison pour que les jeunes n'aient pas accès à ce dispositif.
Cette proposition est un préalable. Elle ne va pas régler le problème de la pauvreté du jour au lendemain. Sur le long terme, il est nécessaire d'accompagner cette proposition de politique de formation et d'insertion professionnelle plus ambitieuse. Les inégalités scolaires, le logement social sont des chantiers à mener. Certaines mesures, comme la prise en charge des soins de santé, vont dans le bon sens mais la France manque d'ambitions politiques et de vision stratégique autour de ces questions. Il faut viser les jeunes en priorité qui ont eu un parcours scolaire chaotique.
Les mesures annoncées par le gouvernement pour lutter contre la pauvreté vous paraissent-elles à la hauteur ?
À l'évidence, non. On a un jeune Président qui ne comprend pas les jeunes. Ce jeune président et son entourage restent sourds aux difficultés. Il y a un problème de valeurs de la représentation nationale, de bien commun et de l'intérêt général. Le décalage est profond. Certains campent sur des positions idéologiques regrettables. On l'a vu lors du débat sur le revenu minimum pour les jeunes qui serait désincitatif. Les jeunes paient les conséquences de ces postures. Il faut que la France revienne à des capacités de négociation et de compromis. La responsabilité n'est pas uniquement liée à cette majorité. Cela fait 30 ans que ça dure.