
Ce jeudi soir, certains attendaient au moins un signe de l'exécutif sur le dossier des retraites. Interviewée à la télévision, Elisabeth Borne est pourtant restée droite dans ses bottes. A-t-elle tout au plus promis que certains critères de pénibilités allaient être pris en compte (après avoir été supprimés lors du précédent quinquennat...). Face à cette position inflexible, même Laurent Berger de la CFDT, pourtant toujours très conciliant d'habitude, est apparu irrité : « On a l'impression qu'il n'y a pas de mouvement social dans ce pays ! » s'est-il exclamé suite à l'interview de Borne. Et le leader syndical d'en appeler à « amplifier » la mobilisation dans les prochains jours. Et de rappeler : « C'est dans les villes moyennes que ça se mobilise. Pourquoi ? Parce que c'est les travailleurs réels ». Comprendre : ceux qui souffrent le plus dans leur corps de leur travail.
De fait, la très large mobilisation du 31 janvier (1,27 million de manifestants selon le ministère de l'Intérieur, 2,8 millions selon la CGT) a confirmé celle du 19. Et ces deux journées de manifestation ont effectivement montré que la France des petites et moyennes villes, où l'on trouve une proportion d'ouvriers et d'employés plus importante, se mobilisait massivement.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 7.000 manifestants à Alès, 8.500 à Angoulême, 7500 à Chartres... Au-delà de la question des retraites, cette « France des sous-préfectures » souffre particulièrement de l'inflation, de la hausse des prix du carburant, de l'énergie...
C'est la France des petits boulangers qui sont obligés de mettre la clé sous la porte, la France des Gilets Jaunes. À la lumière de ces éléments, le gouvernement semble danser sur un volcan. Dans les manifestations, parmi les plus importantes de ces trente dernières années, on trouve ainsi de simples citoyens, des gens non étiquetés, et même de droite ou d'extrême droite. Pas uniquement les sympathisants de gauche, des syndicalistes, ou les traditionnels indignés. La presse régionale l'a d'ailleurs bien remarqué et s'en est largement fait écho : ce sont ses lecteurs qui sont dans la rue.
Pour le gouvernement, rien ne se passe donc comme prévu. En topant début janvier avec la direction des Républicains, notamment sur les 64 ans, pour s'assurer une majorité solide, Elisabeth Borne pensait pouvoir faire facilement passer son projet au Parlement. Ces derniers jours, le patron des Républicains, Éric Ciotti, n'a d'ailleurs pas ménagé sa peine pour soutenir la « réforme ». « Moi je souhaite voter cette réforme, je le dis très clairement. Pourquoi ? Parce qu'elle est nécessaire, je veux être cohérent avec ce qu'on a toujours dit et surtout fait, je crois qu'il faut être responsable », a-t-il déclaré l'autre soir à la télévision. En martelant : « Nous prendrons nos responsabilités au Parlement ». Derrière ces effets de manche, on sent le patron des Républicains peu à l'aise. Et il concède lors de la même émission, qu'il est nécessaire d'« entendre » les « colères ».
C'est que dans ses propres rangs, il y a le feu au lac. À l'Assemblée Nationale, une quinzaine de députés LR ont annoncé qu'en l'état actuel des choses, ils ne voteront pas le projet de loi. À l'inverse, seule une poignée de députés LR (une quinzaine également) sont prêts à voter la réforme en l'état, alors que le groupe présidé par Olivier Marleix compte 62 élus. Beaucoup de députés du parti de droite restent donc indécis. « Les macronistes ont besoin de récupérer 41 voix parmi les LR à l'Assemblée. Ça devrait passer », tente de se rassurer un pilier de la droite qui soutient le projet du gouvernement. « Pour Ciotti, c'est la bande à Pradié qui lui pose un problème ».
Les frondeurs de la droite
Le candidat malheureux à la tête des Républicains, Aurélien Pradié, est le tenant d'une « ligne sociale » au sein du parti de droite. Il dénonce ainsi sur twitter « les injustices massives de la réforme des retraites ». Hostile au report de l'âge légal de départ à la retraite, le vice-président de LR a clairement prévenu qu'il ne prendrait pas en compte les consignes venues de la direction : « Le chef, c'est celui qui est candidat à l'élection présidentielle, soyons très clairs. C'est ça, le vrai chef. Et je n'ai pas le sentiment qu'Éric ait cette ambition-là. » De fait, la seule candidature que Ciotti envisage est la mairie de Nice.
Situation inédite, la direction des Républicains doit faire face à une fronde interne qui prend de l'ampleur. Ces « frondeurs » chez LR ont tous en commun d'avoir été réélus dans des circonscriptions rurales ou périurbaines où le RN est particulièrement bien implanté. Député LR du Pas-de-Calais, Pierre-Henri Dumont est déterminé : « Je ne vote pas la réforme ». Idem pour son collègue Maxime Minot, député LR de l'Oise : « Hors de question ! » Ce dernier ajoute : « On voit bien qu'il y a une remontée de terrain qui est terrible aujourd'hui. Je n'ai pas une personne qui me dit "monsieur Minot, votez cette réforme" ». On assiste donc à une fracture sociale au coeur même des LR. La droite des sous-préfectures, aux relents gaullistes, face à la droite de Versailles, toujours libérale à fond sur le plan économique. Cette fracture s'est nef ait accentuée depuis le Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour ne rien arranger, la leader d'extrême droite, Marine Le Pen, s'amuse à souffler sur les braises : « moi je dis aux députés LR d'écouter leurs électeurs, d'aller sur les marchés, d'entendre ce que les électeurs leur disent ».
Résultat, parmi les poids lourds des Républicains, les divergences commencent à s'exprimer. Dans les Hauts-de-France, Xavier Bertrand ne rate pas une occasion de dénoncer une réforme « profondément injuste », tandis qu'en Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez estime que le « principe de responsabilité consiste à ne pas s'opposer à cette réforme ». Un bon nombre rappelle que Valérie Pécresse proposait dans son programme présidentiel un report de l'âge légal de départ à la retraite à... 65 ans. « On ne peut pas se déjuger si on veut conserver notre crédibilité », souffle un proche de Ciotti.
Face à ce bazar, Elisabeth Borne a reçu une bonne heure à Matignon Éric Ciotti et Olivier Marleix, patron du groupe LR à l'Assemblée Nationale. Car ça commence à tanguer y compris au sein de la majorité Renaissance même si la patronne du groupe, Aurore Bergé, assure : « Aucune voix ne manquera ».
Edouard Philippe appelle son camp au « courage »
De son côté, Édouard Philippe, qui s'est exprimé le même soir qu'Elisabeth Borne sur BFM TV après des mois des silences, en a profité pour rappeler que les Républicains avaient fait en 2019 des leçons de « crédibilité » et de courage en déposant alors un amendement à l'Assemblée pour porter l'âge de départ à la retraite à 65 ans... Un jour avant, dans les colonnes du Figaro Magazine, Nicolas Sarkozy a appelé la droite à « tenir compte des combats qui ont été les siens », et de rappeler que les Républicains ont « fait campagne pendant la présidentielle de 2022 en défendant la retraite à 65 ans de Valérie Pécresse ». L'ancien chef de l'État qui souhaite un rapprochement à l'Assemblée nationale entre sa famille politique et la majorité relative, « voit beaucoup Macron en ce moment. Macron comme d'habitude l'instrumentalise », m'assure l'un de ses proches.
Le déblocage de la situation pourrait venir d'un éventuel recul du gouvernement sur les « carrières longues », c'est-à-dire la possibilité pour ceux ayant commencé à cotiser avant 21 ans de partir avant l'âge légal. Un amendement allant dans ce sens a ainsi été signé par les 62 élus LR à l'Assemblée. Un « recul » qui coûterait 2 milliards d'euros a annoncé Elisabeth Borne, « mais Macron est capable de lâcher un petit truc car il s'en fout des finances publiques », assure un pilier de la droite, qui tente de se rassurer : « Après on montrera notre indépendance sur l'immigration, on ne votera pas le projet de loi sur l'immigration de Darmanin ». Pas sûr que cette position libérale identitaire réponde aux besoins et demandes de la France des sous-préfectures. À la présidentielle, cette ligne n'avait guère réussi à Éric Zemmour. En attendant, Marine Le Pen continue d'attendre son heure tranquillement. Alors que le RN est le parti qui a déposé le moins d'amendements à l'Assemblée Nationale contre le projet du gouvernement sur les retraites, les Républicains restent inaudibles comme se désespère une figure du parti : « On est en chômage technique ! On ne crante pas, on n'imprime pas dans l'opinion ».
Marc Endeweld
Sujets les + commentés