Ce débat de l'entre-deux-tours n'était vraiment pas enthousiasmant. On attendait un souffle, une vision, une confrontation stratégique. À la place, on eut droit à une flopée de thèmes survolés parfois en quelques minutes, des discussions à n'en plus finir sur des batailles de chiffres. Le duel que les médias attendaient tant entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est malheureusement apparu bien terne hier soir, et pour ainsi dire, bien loin des enjeux du pays. Les Français ne s'en sont pas trompés, boudant largement cette grande messe républicaine : TF1 et France 2 ont obtenu les plus mauvais scores d'audience historiques depuis la mise en place de tels duels télévisés.
D'un côté comme de l'autre de la table, les téléspectateurs n'ont pu percevoir aucune vision d'ensemble du pays. Certes, il y eut parfois des bons mots, des punchlines à foison, des escarmouches également, mais comme Marine Le Pen a décidé de jouer en contre, et tout en distance (voire en retrait), le débat n'a même pas donné satisfaction sur son aspect match de boxe. Si l'on file la métaphore sportive, Emmanuel Macron a d'ailleurs surpris son monde en optant pour l'attaque, cherchant notamment son adversaire sur son financement politique auprès d'une banque russe. Cette posture aura au moins permis au président sortant de se dégager du piège de son bilan. Car Emmanuel Macron aurait pu se retrouver en difficulté sur ce plan-là. Résultat, si Marine Le Pen est apparue calme, plaçant quelques remarques cinglantes, elle ne réussit jamais à faire le réquisitoire d'Emmanuel Macron, ni à montrer réellement qu'elle pouvait maîtriser l'ensemble des dossiers.
L'actuel locataire de l'Elysée a finalement dominé son adversaire, même s'il a pu s'enfermer dans des explications technocratiques et laisser transparaître à l'image une forme d'arrogance, de suffisance, voire de dilettantisme, frôlant le mépris (sa gestuelle et sa posture sur son siège furent scrutées par les internautes qui s'en étonnèrent sur Twitter). Dans le même temps, il aura fallu attendre les thématiques de l'immigration, de la sécurité et de la laïcité pour voir s'affronter réellement deux visions diamétralement opposées. À tel point que ce débat participe à sa manière à la « normalisation » de Marine Le Pen. D'une manière subliminale, la candidate d'extrême droite est apparue comme une opposante légitime, mimant la possibilité démocratique d'une alternative politique. Emmanuel Macron a même osé blaguer avec son adversaire et jouer les galants sur leurs âges respectifs.
Malgré quelques sueurs froides, Emmanuel Macron semble donc réussir l'exploit sous la Vème République de se faire réélire alors qu'il est pleinement comptable de son bilan : depuis cinq ans, il a pu disposer de tous les pouvoirs, en dehors du Sénat. En comparaison, Mitterrand, comme Chirac, eux, s'étaient fait réélire suite à des périodes de cohabitation.
Et pourtant : pour Emmanuel Macron, le plus dur est à venir. Contrairement à 2017, le président sortant n'est plus un homme neuf. Sans avoir développé un nouveau projet conséquent durant cette non campagne, Emmanuel Macron apparaît sans boussole, alors qu'il va devoir gérer de nombreuses tempêtes à venir (crise ukrainienne, big bang énergétique, inflation...).
Un front anti Le Pen et un front anti Macron
Lors de ce second tour, s'affrontent en réalité un front anti Le Pen et un front anti Macron. Cette négativité politique ne permettra pas à Emmanuel Macron de disposer cette fois-ci d'une pleine et entière légitimité pour son prochain mandat. Certes, sur un plan institutionnel, il sera légitime, mais sa base sociale ne lui permettra pas d'avancer autant qu'il ne le dit aujourd'hui. En l'absence d'un consensus national, le spectre de la violence (que l'on a pu voir déjà avec les Gilets Jaunes) plane sur son prochain quinquennat.
Un seul semble l'avoir compris : en bon vieux routier de la politique, élevé à l'idée un peu romantique d'un « troisième tour » social, Jean-Luc Mélenchon sait bien que les mobilisations vont se multiplier face aux projets macroniens sur les retraites, l'Éducation Nationale ou EDF. Sans attendre l'arbitrage de la rue, le troisième homme de cette élection a donc décidé d'enjamber la confrontation entre Macron et Le Pen : en proposant aux Français dans une interview surprise de « l'élire » Premier ministre lors des prochaines élections législatives, il tente de maintenir l'élan qui lui a permis de rassembler près de huit millions de voix, et de continuer à mobiliser ses partisans autour du programme de l'Union Populaire.
Bref, le chef des Insoumis n'a pas hésité à court-circuiter le second tour de la présidentielle. Il aurait tort de s'en priver : Emmanuel Macron a piqué son expression fétiche, la « planification écologique », que Geoffroy Roux de Bézieux, le président du MEDEF, avait lui-même repris dans un récent ouvrage (1). Si la marche est encore longue (et incertaine) pour le leader insoumis avant d'atterrir à Matignon, il permet au moins aux électeurs de gauche de ce pays de maintenir l'espoir d'un nouveau « petit trou de souris », compliquant pour le moins les plans d'Emmanuel Macron pour les prochaines élections. Plus largement, reste une inconnue : avec cette tripartition de la vie politique française entre trois grands blocs d'opinion, la France est-elle encore gouvernable ?
Marc Endeweld
(1) L'Intendance suivra ! De Gaulle et l'Économie, Robert Laffont, septembre 2021, 19 euros.