C'était il y a deux ans, en août 2021. A l'occasion de la sortie d'un rapport phare du groupe intergouvernemental d'experts sur le climat (GIEC), la climatologue suisse Sonia Seneviratne, coordinatrice du chapitre sur les événements extrêmes, alertait La Tribune :
« La possibilité de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C s'éloigne de plus en plus. [...] Si l'on continue comme ça, ce sera vraiment trop tard d'ici à un ou deux ans. »
L'échéance passée, le bilan est amer : alors que s'est ouverte jeudi la 28ème conférence de l'ONU pour le climat (COP28) à Dubaï, non seulement les émissions de gaz à effet de serre n'ont pas diminué, mais celles-ci continuent même de croître. Au point que l'objectif premier de l'Accord de Paris, ce traité international signé en 2015 à l'issue de la COP21, semble définitivement enterré. Car il s'agissait alors de « poursuivre l'action pour limiter l'élévation de la température à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels », et, à défaut, « nettement en-dessous de 2°C ». Aujourd'hui, la hausse est de 1,1°C.
Vers un réchauffement de 2,9°C si les engagements sont respectés
Si la cible reste officiellement la même, rares sont ceux qui croient toujours possible de l'atteindre. Depuis quelques jours, les études se multiplient d'ailleurs en ce sens comme autant de signaux d'alarme. Celle de l'Agence internationale de l'énergie, d'abord, qui pointait fin novembre que les entreprises pétrolières et gazières jouent un rôle plus que marginal dans la transition énergétique, avec 1% de leurs investissements totaux dédiés à ce sujet. S'y est ajouté le rapport du Net Zero Tracker, mis en ligne ce lundi, lequel rappelle que 13% seulement des 150 pays visant la neutralité carbone ont pris au moins un engagement pour éliminer progressivement l'utilisation, la production ou l'exploration du charbon, du pétrole et du gaz.
Les 120 scientifiques du Global Carbon Budget ont porté mardi le coup de grâce, en affirmant dans une nouvelle publication qu'il y a 50% de chances que le réchauffement climatique dépasse 1,5°C de manière constante dans « environ sept ans ». Et pour cause, les émissions liées à l'utilisation de combustibles fossiles en 2023 ont augmenté de 1,1% par rapport à l'année précédente, « dépassant l'effet rebond lié à la fin du Covid-19 », selon Philippe Ciais, directeur de recherche au Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement et co-auteur de l'étude. Pour avoir une chance de limiter la hausse des températures à 1,5°C, il faudrait par conséquent baisser les émissions de CO2 mondiales de 42% d'ici à 2030. Une gageure.
Résultat : selon l'étude du groupe de recherche Climate Action Tracker, elle aussi présentée ce mardi, les engagements climatiques pris par les pays à travers le monde mèneront à un réchauffement de 2,5˚C à la fin du siècle. Ce qui rejoint les conclusions de l'ONU, qui avait affirmé en novembre que le réchauffement atteindrait 2,9°C pour les promesses inconditionnelles et 2,5°C en intégrant les engagements conditionnels.
De quoi laisser présager du pire, au moment même où le Guardian a révélé que le président de la COP28, Sultan Al-Jaber, a souligné que mettre fin aux énergies fossiles pourrait « ramener l'humanité à l'âge des cavernes » lors d'un échange tendu avec l'ancienne présidente irlandaise Mary Robinson.
Des conséquences en cascade
Pourtant, les effets dramatiques d'une hausse des températures sont bien connus : chaque 0,5°C supplémentaire provoquera des augmentations « clairement perceptibles » de l' « intensité et de la fréquence » des événements extrêmes - vagues de chaleur, précipitations et sécheresses - pour « toutes les régions du monde », répète régulièrement le GIEC.
Concernant les pluies torrentielles, par exemple, « pour chaque degré de plus, la quantité de pluie supplémentaire augmentera d'environ 7% », peut-on lire dans son rapport de synthèse publié en août 2021. Même chose pour les sécheresses : tandis que leur durée moyenne autour de la Méditerranée s'élève à 40 jours par an environ (soit 50% de plus par rapport au 20e siècle), ce chiffre sera porté à 60 jours dans un monde à +1,5°C, et à 70 jours si les +2°C étaient atteints.
Au-delà des événements extrêmes, le degré de hausse des températures déterminera l'évolution de composantes lentes, comme la montée du niveau de la mer, qui a progressé « plus rapidement depuis 1900 qu'au cours de tout autre siècle précédent au cours des 3.000 dernières années au moins » - à cause notamment de la fonte des glaces. Au cours des 2.000 prochaines années, le niveau moyen mondial de la mer devrait ainsi augmenter d'environ 2 à 3 mètres si le réchauffement est limité à +1,5°C, de 2 à 6 mètres s'il est limité à +2°C et de 19 à 22 mètres avec un réchauffement de +5°C.
Ces changements auront par ailleurs des conséquences sur la biodiversité, sur la santé humaine, mais aussi sur l'agriculture, en affectant la production mondiale. Surtout, les événements extrêmes combinés se multiplieront :
« Pour les inondations côtières, par exemple, il y aura une combinaison entre augmentation des précipitations extrêmes et hausse du niveau des mers, ce qui augmentera encore les périls », expliquait en août 2021 Sonia Seneviratne.
Une hausse des émissions tirée par l'Inde et la Chine
Face à ces sombres perspectives, les Etats ne restent cependant pas les bras croisés. D'ailleurs, les rejets de CO2 liés aux énergies fossiles diminuent dans certaines régions, notamment en Europe (-7,4%) et aux États-Unis (-3%), en raison notamment de l'élimination progressive du charbon (à l'origine de 41% des émissions mondiales), a précisé mardi le Global Carbon Budget. Dans l'OCDE, ceux-ci ont ainsi connu une baisse d'1,2% par an au cours de la décennie 2013-2022, contre -0,7 % entre 2003 et 2012.
« Cela montre que les politiques climatiques peuvent être efficaces ! », commente Philippe Ciais.
Mais au global, ils restent tirés par l'Inde (+8,2%) et la Chine (+4%). Pour ce dernier pays, qui concentre 31% des émissions totales, une forte augmentation est à prévoir pour les émissions provenant du pétrole (+9,9 %), du gaz naturel (+6,5%) et du charbon (+3,3 %). En Inde, devenu cette année le pays le plus peuplé du monde, c'est le charbon qui devrait constituer l'essentiel de la hausse (+9,5 %), suivi du pétrole (+5,3 %), du gaz naturel (+5,6 %) et du ciment (+8,8 %). Depuis 2022, les émissions de l'Inde sont d'ailleurs « supérieures à celles de l'Union européenne », selon le rapport. Attention cependant : par habitant, les émissions indiennes restent sept fois moins élevées que celles des Américains, et trois fois moins que celle des Européens.
Dans ce contexte, la sortie des énergies fossiles promet d'agiter les Etats lors de la COP28. En attendant de savoir si elle fera partie des mesures citées dans le texte officiel final, une version provisoire a été rendue publique ce mardi. Elle synthétise en 24 pages les différentes options poussées par les quelque 200 dirigeants qui négocient fiévreusement à Dubaï. D'une « sortie ordonnée et juste des énergies fossiles » à rien du tout sur le sujet, toutes les options sont sur la table, suggérant de féroces batailles à venir.
L'étude du Global Carbon Budget, déjà inquiétante, ne prend pas en compte un autre gaz à effet de serre, pourtant deuxième contributeur au dérèglement climatique : le méthane. Moins concentré que le CO2, ce gaz présente un pouvoir réchauffant 25 fois plus puissant sur une échelle de cent ans, et 80 fois plus sur une échelle de vingt ans. « Depuis 2015, les émissions qu'il dégage augmentent plus rapidement que ce qui avait été observé jusqu'alors. Si nous l'incluions dans notre étude, ses résultats empireraient », affirme Philippe Ciais, précisant que le Global Carbon Budget prépare un article dédié en mai. A ce jour, le méthane aurait ainsi contribué à environ 30% du réchauffement climatique depuis l'ère préindustrielle, selon les Nations unies. Réduire l'ensemble de ses émissions de 30% d'ici à la fin de la décennie aurait d'ailleurs « le même effet sur le réchauffement climatique d'ici à 2050 que de faire passer l'ensemble du secteur des transports à zéro émission nette de CO2 », si l'on en croit le directeur de l'Agence internationale de l'Energie (AIE), Fatih Birol. Reste à passer à l'action, alors que les rejets de de méthane restent « obstinément élevés », selon cette organisation.L'effet détonant du méthane