Energie : la Chine et la Russie renforcent leur collaboration en Arctique, danger pour les puissances occidentales

Depuis quelques années, et plus encore depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, la Chine, longtemps redoutée par les Russes, devient un partenaire stratégique dans la région. Les deux puissances collaborent désormais sur de vastes projets énergétiques aux ramifications géopolitiques majeures. Avec, à la clef, la possibilité de rebattre les cartes pour le contrôle des routes maritimes commerciales mondiales.
(Crédits : ANTON VAGANOV)

Les États-Unis auront bientôt leur ambassadeur dans la zone arctique : l'administration Biden a en effet décidé de se doter d'un représentant dans cette région hautement stratégique. « Une région arctique en paix, stable, prospère et coopérative est d'une importance stratégique critique pour les États-Unis », a commenté le Département d'État américain. L'identité du futur ambassadeur n'a pour l'heure pas été révélée.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la région connaît un regain de tensions entre la Russie et les puissances occidentales. Tensions qui, avec l'entrée dans l'OTAN de la Suède et de la Finlande, deux pays membres du Conseil de l'Arctique (un forum intergouvernemental qui rassemble huit pays ayant une partie de leur territoire dans l'Arctique, dont la Russie, qui en assure la présidence jusqu'à mai 2023, et les États-Unis), risquent encore de s'accroître. Peu de temps avant l'annonce de l'administration Biden, le secrétaire général de l'ONU Jens Stoltenberg, fraîchement rentré d'une visite dans l'Arctique, annonçait que la Russie avait rouvert des centaines de bases militaires datant de l'ère soviétique dans la région.

Une lune de miel tardive

Les frictions entre la Russie et ses voisins du cercle polaire n'ont certes pas attendu la guerre en Ukraine pour se manifester. En jetant la Russie dans les bras de la Chine, celle-ci conduit cependant à un rapprochement des deux grandes puissances dans la région Arctique qui inquiète Washington. « La décision de nommer un ambassadeur pour l'Arctique est tout à fait logique de la part des États-Unis. Ils ont également augmenté le budget et changé la composition de l'US Arctic research Commission, où les jeunes technocrates ont été remplacés par des experts de l'Arctique. Ce seront désormais eux qui guideront la politique américaine dans la zone », note Tim Reilly, chercheur associé au Scott Polar Research Institute de l'université de Cambridge.

La Russie s'est longtemps méfiée des ambitions de l'ex-empire du Milieu dans la zone arctique, dont elle détient 53% des régions côtières. En 2007, Vladimir Poutine s'était ainsi vigoureusement opposé à la candidature de la Chine au Conseil de l'Arctique (la Chine y jouit depuis 2013 du statut d'observateur). Mais le vent a commencé à tourner après les sanctions occidentales contre la Russie suite à l'annexion de la Crimée. Entravée dans sa capacité à recourir aux investissements et aux technologies occidentales, elle s'est tournée vers l'Empire du Milieu pour exploiter des ressources énergétiques dans la zone.

Route de la soie polaire

« La Chine a sauté sur l'occasion pour diversifier ses sources d'approvisionnement en énergie et s'assurer ainsi à long terme une énergie abondante et bon marché », analyse Nima Korrhami, chercheur à l'Arctic Institut, un laboratoire d'idées indépendant. Elle commence ainsi par investir dans un premier projet d'usine de gaz liquéfié dans la péninsule de Yamal. Chiffré à 27 milliards de dollars, livré en 2017 en temps et en heure, il implique par contrat la livraison d'au moins 3 millions de tonnes de gaz liquéfié par an à l'Empire du Milieu. « Ce projet a permis à la Chine de devenir partie prenante de l'exploitation énergétique dans l'Arctique, et, par extension, du transport maritime dans cette zone, tout en s'imposant comme un partenaire avec lequel la Russie doit nécessairement compter », note Nima Khorrami.

En 2018, la Chine s'est autodésignée dans un livre blanc comme un « near Arctic state » (« État proche de l'Arctique ») et a exposé son intention d'investir plus de 90 milliards de dollars dans une Route de la soie polaire. Sous-composante de sa vaste stratégie de Nouvelle route de la soie, celle-ci lui a été soufflée par la Russie, selon Mikaa Mered, enseignant en géopolitique des pôles et de l'hydrogène à HEC et Science Po Paris.

« Il s'agissait en 2011 d'une proposition de collaboration de la Russie, que les Chinois ont développé pendant 6 ans seuls pour en faire quelque chose de beaucoup plus ambitieux », explique l'enseignant. « Leur objectif est notamment de construire les infrastructures nécessaires à l'émergence d'une route de la soie qui passerait par l'Arctique russe ou le Pôle pour rejoindre l'Atlantique Nord : ports, télécommunications, câbles sous-marins, constellation de satellites en orbite polaire pour observer et prédire la dérive des glaces afin d'augmenter la navigabilité, anticipation de la fonte du permafrost, construction de terminaux GNL et hydrogène, infrastructures fluviales et ferroviaires pour développer la multimodalité entre route maritime et hinterland... »

Un projet qui comble aussi bien les attentes de la Chine que de la Russie, selon Tim Reilly. « Poutine voit dans l'Arctique la zone économique la plus importante de la Fédération de Russie. Mais pour monétiser cette zone, il a besoin d'infrastructures critiques le long de sa Northern Sea Route (route maritime du Nord). La Chine, qui de son côté s'intéresse aux ressources énergétiques de l'Arctique et souhaite s'en servir de plateforme pour accéder à l'espace, peut lui fournir ces infrastructures », résume le chercheur.

Le projet LNG 2, ciment des relations sino-russes

L'une des pierres angulaires de cette entreprise pharaonique consiste en un second projet de gaz liquéfié, baptisé LNG 2 et situé dans la péninsule de Gydan. Conduit, tout comme son grand frère, par le géant russe Novatek, il devait au départ impliquer, en plus de deux sociétés énergétiques chinoises et de quelques entreprises japonaises, plusieurs partenaires européens, dont l'allemand Linde et l'italien Saipem, fournisseurs de technologies, et Total, qui avait investi à hauteur de 10% du chantier. Évalué à 21 milliards de dollars, ce projet visait, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, à faire de Novatek l'équivalent du cinquième plus gros pays producteur de gaz au monde à l'horizon 2030.

« Ce projet est clef pour passer d'un système de livraison de gaz par voie terrestre, via des pipelines, à un dispositif maritime avec transport du gaz sous forme liquéfiée, qui offre davantage de flexibilité et la possibilité de pivoter rapidement vers de nouveaux marchés émergents », note Tim Reilly.

Après l'invasion de l'Ukraine, les entreprises européennes ont quitté le projet les unes après les autres, menaçant sa viabilité et contraignant la Russie à se tourner en catastrophe vers ses partenaires chinois pour le renflouer et accéder à des technologies critiques. « Sans l'expertise technologique des entreprises européennes, l'existence du projet est remise en question. Les entreprises chinoises peuvent-elles apporter cette expertise ? C'est la grande question. Il est en tout cas probable que le projet subisse un retard important », note Arild Moe, chercheur au Fridtjof Nansens Institutt, un institut de recherche spécialisé dans les questions énergétiques.

« Il constitue en tout cas une excellente opportunité d'investissement pour ces entreprises, qui bénéficient du travail déjà accompli par Total et de subventions du gouvernement russe. » La Chine s'occupe également de construire des ports, terminaux, tankers et brise-glaces pour acheminer le gaz depuis la Sibérie vers l'Asie du Sud-Est.

Ouvrir la route du Nord

Mais outre l'aspect lucratif et l'importance énergétique du projet, il faut également souligner son aspect géostratégique, selon Mikaa Mered.

« L'énergie n'est qu'une des pièces de ce continuum terres-fleuves-maritime, qui permet à la Russie et à la Chine d'accomplir des projets encore plus ambitieux », explique l'enseignant-chercheur.

Et de détailler : « En effet, la Chine est dépendante de sa capacité à exporter vers l'Europe. À l'heure actuelle, la voie principale qui s'offre à ses porte-conteneurs pour rejoindre le Vieux Continent est la route du Sud, qui comprend trois goulots d'étranglement : Malacca, Bab el-Mandeb et Suez. Si l'un des trois venait à être engorgé ou déstabilisé d'un point de vue sécuritaire suite à un conflit mondialisé ou régionalisé, la Chine en pâtirait grandement pour ses exportations de biens et/ou ses importations énergétiques ».

« L'idée est donc d'ouvrir la route du Nord, c'est-à-dire les eaux russes ou les eaux internationales de l'Arctique, afin d'offrir une route qui puisse hypothétiquement assurer entre 10 et 20% du trafic maritime eurasiatique en valeur à l'horizon 2050, et ainsi limiter les risques pour la Chine. Toutefois, on en est très loin et le coût environnemental est insoutenable vis-à-vis des objectifs de l'Accord de Paris », poursuit Mikaa Mered.

Vision géostratégique ancestrale

Côté russe, ce projet correspond à une vision géostratégique ancestrale, puisque l'on trouve dès Henri IV une volonté de tisser une route commerciale avec l'Asie par le Nord, via la Compagnie française du pôle Arctique, et, plus récemment, avec le tsar Nicolas II, qui au début du XXe siècle crée la ville de Mourmansk de toutes pièces pour exploiter cette route maritime boréale.

Pour Tim Reilly, il s'agit ainsi d'un axe stratégique majeur sur le grand échiquier mondial. « La Chine est aujourd'hui dépendante des États-Unis, qui contrôlent la route du Sud à travers leur présence dans l'océan pacifique et indien. Ils peuvent à tout moment bloquer le passage des porte-conteneurs chinois, par exemple en fermant le détroit de Malacca, ce qui constitue un moyen de pression formidable sur la Chine. En leur donnant une excuse pour développer la route du Nord, le projet LNG 2 offre à la Chine une occasion en or de se libérer de cet étau. »

La pomme de discorde

C'est ici, toutefois, que la relation entre la Chine et la Russie pourrait s'envenimer. En effet, la mise au ban de la Russie par les puissances occidentales suite à l'invasion de l'Ukraine rend peu probable à court terme l'établissement d'une nouvelle route commerciale maritime entre la Chine et l'Europe via les eaux territoriales russes. C'est pourquoi la Chine explore aussi d'autres possibilités, comme la route transpolaire, qui passerait par le Pôle Nord, et donc par les eaux internationales.

Si la démonstration de puissance à laquelle les deux pays se sont prêtés lors de l'exercice militaire conjoint Vostok la semaine passée affiche une unité de façade, les deux puissances, pour l'instant dépendantes l'une de l'autre dans la région, ont donc aussi chacune leurs intérêts propres, qui pourraient finir par entrer en conflit.

L'investissement de la Chine dans le projet LNG 2 constitue ainsi, pour Tim Reilly, un excellent baromètre pour juger de l'état des relations sino-russes dans les mois et années à venir : « étant donnée l'importance stratégique de ce projet pour les deux puissances, un retrait de la Chine serait incontestablement le signe d'une sérieuse dégradation de leurs relations. »

Commentaires 6
à écrit le 07/09/2022 à 20:10
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Bonjour, La chine et la Russie peuvent toujours manœuvrer ensembles, cela reste deux pays tres différents... La Russie s'est 300 milions d'habitants avec des richesses colossales en Sibérie. La chine s'est 1,300 milions d'habitants qui souhaite...

le 07/09/2022 à 20:31
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La Russie, la Chine et l'Inde s'entendent justement parce qu'ils respectent leurs différences, contrairement aux USA qui veulent coloniser la planète pour y imposer leur mode de vie. Seule la compétition compte pour les américains : gagner à tout pri...

à écrit le 07/09/2022 à 15:30
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La Russie, en grosses difficultés en Ukraine, est en train de se faire manger par la Chine…. Par contre il va falloir surveiller de près la velléité des deux larrons de s’accaparer l’Arctique.

à écrit le 07/09/2022 à 15:14
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disons differemment.......la chine commence a faire bouffer les pissenlits par la racine a la russie; entre le commerce avec des devises dont personne sauf eux veulent, et des ' cooperations strategiques avec transfert de technologies'......nous avon...

à écrit le 07/09/2022 à 14:26
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Excellent. La CIA-MOSSAD-UE-DOLLAR-EURO-OTAN ayant définitivement perdu la guerre contre la Russie en Ukraine, l'alliance stratégique Russie/Chine communiste devient l'avenir du monde.

le 08/09/2022 à 7:18
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Bonjour, Quelle monde de liberté vous nous proposer la ... Des camps de rééducation ou de formation politique en Sibérie voir sur le plateaux tibétain .. ( bientôt des camps d'internement voir d'extermination) Personnellement, je vous laisse...

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