G20 : « l'enjeu pour l'Europe et les Etats-Unis est d'éviter une fragmentation du monde » (Thomas Grjebine, CEPII)

ENTRETIEN - Les dirigeants du G20 se retrouvent à New Delhi ce week-end pour un sommet crucial sur le plan géopolitique et climatique. L'économiste du CEPII Thomas Grjebine redoute que les divisions entre les BRICS et la guerre en Ukraine relèguent les questions de financement de la transition écologique ou de sécurité alimentaire au second plan.
Grégoire Normand
Thomas Grjebine est responsable du programme  « Macroéconomie et finance internationales » au CEPII.
Thomas Grjebine est responsable du programme « Macroéconomie et finance internationales » au CEPII. (Crédits : CEPII)

LA TRIBUNE- Après le sommet de Paris sur le nouveau pacte financier mondial en juin dernier, que faut-il attendre du G20 ce week-end à New Delhi ?

THOMAS GRJEBINE- Le G20 est une occasion importante pour commencer à concrétiser la feuille de route lancée au sommet de Paris. Le risque est que les dissensions, notamment entre les BRICS, l'emportent. Le président chinois Xi Jinping a annoncé qu'il n'allait pas se rendre à ce sommet. Les rivalités entre l'Inde et la Chine sont de plus en plus fortes.

Ce sommet est important car le G20 est une des seules instances où une discussion est possible entre les pays du Nord et ceux du Sud. Un des enjeux pour l'Inde est de pousser pour qu'il y ait des discussions autres que la guerre en Ukraine qui cristallise les tensions. Par exemple, la sécurité alimentaire, la crise de la dette dans les pays du Sud, le financement de la transition écologique.

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L'élargissement des Brics va-t-il changer le rapport de force avec les puissances occidentales ?

Les rivalités entre les BRICS ne favorisent pas l'émergence d'un pôle puissant face aux pays du Nord. Avec un ordre international bouleversé et des tensions géopolitiques très fortes, l'enjeu pour l'Europe et les Etats-Unis est d'éviter une fragmentation du monde ou la constitution d'un bloc de pays autour de la Chine. Il faut pour cela que les pays du Nord regagnent la confiance des pays du Sud.

C'était l'un des enjeux du sommet de Paris. Les pays du Nord s'étaient engagés à verser à partir de 2020 près de 100 milliards de dollars par an aux pays du Sud pour faire face au changement climatique, un objectif qui n'a jamais été atteint. De nouveaux engagements ont été pris lors du sommet de Paris. Mais il y a une forme de scepticisme des pays du Sud sur les engagements réels des pays du Nord. Sur la scène géopolitique, il y a des pôles qui se reforment autour des Etats-Unis et de la Chine. L'enjeu pour les pays du Nord est de ne pas perdre la confiance des pays du Sud.

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Dans l'ouvrage du CEPII consacré à l'économie mondiale en 2024 (*), vous évoquez un monde en recomposition. Quels sont les principaux facteurs qui ont contribué à ces bouleversements ?

Avec l'économiste Isabelle Bensidoun, nous décrivons comment les Etats-Unis ont décidé de changer leur logiciel pour faire de la réindustrialisation une priorité et la condition pour réussir la transition écologique. L'Inflation Reduction Act (IRA) symbolise ce changement de paradigme avec un recours à des subventions massives et la mise en place de mesures de nature protectionniste.

Avec cette reconfiguration de la mondialisation, la sécurité devient également une priorité. Cela ne vient pas seulement de la montée des tensions géopolitiques entre les Etats-Unis et la Chine. La crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont fait prendre conscience aux pays du Nord des vulnérabilités que les interdépendances occasionnent.

L'une des préoccupations majeures et de « dérisquer » les échanges avec la Chine, c'est-à-dire de réduire notre dépendance à cette nouvelle puissance, en diversifiant nos relations économiques et en recherchant des nouveaux partenaires. C'est le sens de la stratégie sur la sécurité économique annoncée en juin par la Commission européenne. Les Etats-Unis poussent de leur côté pour que les échanges, le commerce ou les investissements se fassent avec des pays « amis », c'est-à-dire partageant les mêmes valeurs ou les mêmes intérêts économiques. C'est ce qu'on appelle « le friendshoring ».

Cette reconfiguration de la mondialisation n'implique pas pour autant une démondialisation. En diversifiant les sources d'approvisionnement ou en recherchant de nouveaux partenaires, il n'y a en effet pas de raison de réduire les flux commerciaux.

En quoi consiste le nouveau consensus de Washington évoqué dans l'ouvrage ?

L'ancien consensus de Washington privilégiait les privatisations, les libéralisations, moins d'Etat. L'administration Biden met au contraire en avant un nouveau « consensus de Washington » dont la politique industrielle est le pilier. On assiste à un retour de l'Etat dans la gestion économique. Le libre-échange n'est plus une fin en soi. Pour les Etats-Unis, l'objectif est vraiment d'éviter que l'innovation et l'emploi partent en Chine.

C'est aussi le sens du décret présidentiel du 9 août dernier qui vise à limiter les investissements technologiques vers la Chine. Et c'est là aussi un signe de changement important. Ce décret annonce des interdictions pour les investissements américains en Chine dans les semi-conducteurs, le quantique ou l'intelligence artificielle. Les Etats-Unis poussent par ailleurs activement leurs alliés, notamment européens, pour adopter des mesures semblables.

La guerre en Ukraine a provoqué une onde de choc sur les marchés de l'énergie et de l'alimentation. Les prix ont reflué depuis plusieurs mois en Europe mais l'inflation demeure à un niveau bien plus élevé qu'avant la guerre. Comment expliquez-vous cette persistance de l'inflation ?

Un des facteurs qui permet d'expliquer cette persistance de l'inflation est l'augmentation des profits dans certains secteurs. Selon le FMI, entre début 2022 et début 2023, les profits auraient contribué pour près de 45 % à l'inflation dans la zone euro. Une étude récente du CEPII par Axelle Arquié et Malte Thie a montré qu'en France ce sont tout particulièrement les secteurs les moins concurrentiels, comme l'industrie agro-alimentaire, qui ont augmenté leurs prix de vente au-delà de la hausse des coûts de production.

L'autre facteur qui pourrait jouer concerne les salaires. Mais jusqu'à présent, on n'a pas observé de boucle prix-salaires. On a même assisté à une forte baisse des salaires réels (c'est-à-dire corrigés de l'inflation) de 3 % entre 2020 et fin 2022 dans la zone euro.

Le décrochage entre l'Europe et les Etats-Unis peut-il s'amplifier ?

Il existe un vrai risque de décrochage. En 2023, la croissance devrait être deux fois plus forte aux Etats-Unis que dans la zone euro, selon le FMI. Une des causes de cet écart de croissance est la demande qui est beaucoup plus atone dans la zone euro. Au 1er trimestre, la consommation dans la zone euro n'avait toujours pas retrouvé son niveau de fin 2019. Aux Etats-Unis, la consommation dépassait au contraire ce niveau de près de 10 %.

En outre, la politique budgétaire aux Etats-Unis est beaucoup plus expansionniste. Entre juillet 2022 et juillet 2023, le déficit budgétaire américain a plus que doublé en milliards de dollars. Dans la zone euro, les politiques budgétaires risquent à l'inverse d'être plus restrictives dans les mois qui viennent.

Les critères du Pacte de stabilité avaient été suspendus depuis la crise du Covid mais ils pourraient être remis en vigueur en 2024. C'est ce qu'a annoncé la Commission européenne la semaine dernière, excluant une nouvelle prolongation de la suspension.

La plupart des banques centrales dans les pays développés poursuivent leur politique monétaire restrictive. Quels sont les principaux risques ?

La poursuite de cette politique monétaire restrictive est délicate dans la mesure où il n'y a pas de surchauffe de l'économie, en particulier dans la zone euro. Surtout que la politique monétaire affecte l'activité avec un certain retard -une étude récente des économistes américains Romer et Romer a ainsi montré que l'effet maximal d'une hausse des taux de la Fed sur le taux de chômage intervenait plus de 2 ans après cette hausse. Le risque est ainsi que la hausse des taux comprime l'activité dans un ou deux ans, à un moment où l'inflation pourrait avoir baissé significativement d'elle-même.

Le second risque du durcissement monétaire concerne la stabilité financière. On se souvient des tensions l'année dernière sur la dette britannique qui ont conduit à la démission du gouvernement Trust. Aux Etats-Unis, il y a eu plusieurs faillites de banques régionales au printemps dernier. On assiste également à un retournement du marché de l'immobilier dans beaucoup de pays de l'OCDE et en Chine. Ce retournement peut avoir des conséquences très importantes dans les pays où l'économie est très dépendante de la construction. En Chine par exemple, le secteur de l'immobilier représente près de 30 % du PIB.

Comment les Etats peuvent-ils concilier réindustrialisation et transition écologique dans des économies ouvertes alors que les marges de manœuvre budgétaires se resserrent ?

La réindustrialisation apparaît comme une condition de réussite de la transition écologique. Notre empreinte carbone n'est en effet pas seulement constituée des émissions directes sur notre territoire. Elle est aussi constituée des émissions associées aux biens et services qu'on importe.

En France, par exemple, près de la moitié des émissions liées à la consommation sont produites en dehors du territoire. La réindustrialisation doit ainsi permettre de rapprocher les lieux de production des lieux de consommation, et de réduire les importations de pays dans lesquels les normes environnementales sont moins fortes et les mix énergétiques plus carbonés. Concilier réindustrialisation et transition écologique suppose aussi de décarboner l'industrie existante, et d'éviter la surconsommation de biens industriels, a fortiori lorsqu'ils sont importés.

Un an après l'adoption de l'IRA par le Congrès américain, quel bilan tirez-vous de ce programme d'investissements sur l'économie européenne ?

Il est encore trop tôt pour dresser un bilan sur l'économie européenne. Des entreprises européennes ont annoncé qu'elles allaient faire des investissements plus importants aux Etats-Unis. Mais il est encore difficile d'identifier les effets sur l'économie européenne, et en particulier s'il y a eu véritablement des délocalisations de l'Europe vers les Etats-Unis. Il est aussi difficile de savoir si des investissements qui devaient se faire en Europe vont finalement se faire outre-Atlantique.

Il existe en tout cas un contexte favorable à l'investissement industriel aux Etats-Unis, grâce notamment à la politique américaine et aux prix de l'énergie qui restent plus faibles qu'en Europe. Depuis un an, on observe un boom de la construction d'usines aux Etats-Unis. Le contraste est fort avec l'Allemagne où on observe au contraire une dynamique plutôt négative dans la construction d'usines.

Face à la concurrence intense des Etats-Unis et de la Chine, l'enjeu pour l'Europe est de ne pas passer à côté de la révolution induite par la transition écologique et l'intelligence artificielle. C'est un enjeu crucial pour maintenir notre niveau de vie, notamment par rapport aux Américains.

Propos recueillis par Grégoire Normand

(*) L'économie mondiale 2024, La Découverte, 127 pages, septembre 2023

Grégoire Normand
Commentaires 13
à écrit le 11/09/2023 à 19:55
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Comme le disait Emma Marcegaglia la patronne du " MEDEF Italien " en 2015 : Quand il y a une innovation,les Américains en font un business, les Chinois la copient et les Européens la réglementent !

à écrit le 10/09/2023 à 18:15
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La fragmentation du monde est en grande partie de la responsabilité de l'Europe. L'Europe aurait pu être une locomotive pour le monde, mais elle n'est qu'un cartel de spéculateurs avides. L'essentiel des innovations technologiques proviennent d'autre...

à écrit le 09/09/2023 à 15:34
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Bonjour, la fragmentation du monde est une réalités développement nord sud , idéologiquement capitalistes socialiste et communiste, économiquement zone dollars et zone non dollars... Politiquement zone démocratie et non démocratique... Non, la quest...

le 09/09/2023 à 20:05
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Il y a bien plus à craindre d'un effondrement de la finance mondiale que d'une guerre , nous en avons eu un avant avec la crise des subprimes mais cela n'a pas servi de leçon aux apprentis sorciers qui en remettent une couche avec les cryptomonnaies ...

à écrit le 09/09/2023 à 13:00
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Un détail? La Chine a importé 52,8 millions de tonnes de pétrole brut en août, soit l'équivalent de 12,5 millions de barils par jour, soit 21 % de plus qu'en juillet. Le volume mensuel était ainsi proche d’un record établi en juin 2020. Ces achats ch...

à écrit le 09/09/2023 à 11:39
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"Éviter" une fragmentation du monde? Mais nous y sommes déjà dans cet irréversible changement de paradigme, lequel sera encore renforcé avec la prochaine grande conflagration financière et économique😉

à écrit le 09/09/2023 à 11:05
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L'hegemonie us est en train de disparaitre a petits feux. Les Brics n'ont pas d'autres alternatives que de se regrouper au maximum pour peser economiquement en utilisant leurs propres fonds. La fragmentation aura bien lieu, le G20 est en train d'ouv...

le 09/09/2023 à 11:41
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Matins calmes. Les Brics n'ont aucun intérêt en commun. C'est pire que l'UE. A ces différences près que la plupart des pays qui adhèrent ou veulent adhérer au Brics sont des dictatures. La Chine, L'inde, La Russie sont aussi éloignées que les gal...

le 09/09/2023 à 17:47
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Justice les brics? Lol 90% des pays qui le constituent sont des dictatures ou des autocratures …des caricatures parfois . la justice est une notion culturelle purement occidentale - pas toujours appliquer d ailleurs- certainement pas Dans les br...

le 09/09/2023 à 17:47
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Justice les brics? Lol 90% des pays qui le constituent sont des dictatures ou des autocratures …des caricatures parfois . la justice est une notion culturelle purement occidentale - pas toujours appliquer d ailleurs- certainement pas Dans les br...

à écrit le 09/09/2023 à 8:45
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Aucun risque, la mondialisation du fric existera toujours puisque c'est le consortium mondial financier qui tient tout. Par contre ils ont intérêt à fragmenter les peuples car internet exposent leurs véritables intentions bassement cupides. "Vos meil...

le 09/09/2023 à 11:14
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Les USA s'imaginent rassembler le monde autour d'eux car ils ont des alliés puissants. Mais leurs victimes, les laissés-pour-compte, on eux aussi leurs alliés antagonistes des leurs. Nous commençons à peine à entrevoir cette lutte qui fera beaucoup d...

le 10/09/2023 à 10:48
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"Les USA s'imaginent rassembler le monde autour d'eux car ils ont des alliés puissants" Cela fait combien de temps que s'est formé l'empire américain et son hyper puissance ? 150 ans à peu près non ? Sachant que les empires dans l'histoire ont mit to...

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