Génocide rwandais : « La réconciliation a reposé sur la justice » (Audrey Azoulay, directrice générale de l'Unesco)

ENTRETIEN - À l’occasion de la commémoration du massacre qui a fait entre 800 000 et 1 million de morts, la directrice générale de l’Unesco évoque le travail de mémoire engagé au Rwanda.
Audrey Azoulay dans son bureau à l’Unesco, jeudi à Paris.
Audrey Azoulay dans son bureau à l’Unesco, jeudi à Paris. (Crédits : © LTD / CYRILLE GEORGE JERUSALMI POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

La directrice générale de l'Unesco, Audrey Azoulay, participe ce week-end aux cérémonies de commémoration du génocide rwandais. En 1994, les Hutus massacraient les Tutsis, faisant entre 800 000 et 1 million de morts. Le pays a effectué un travail de réconciliation, avec l'aide de l'ONU. Au Rwanda, quatre sites de mémoire sont inscrits au patrimoine mondial de l'Unesco depuis l'an dernier. L'ancienne ministre de la Culture évoque cette reconstruction et ses enseignements pour l'humanité. Emmanuel Macron s'exprimera aujourd'hui dans une vidéo reprenant les arguments de son discours de Kigali en mai 2021. Il avait alors reconnu les « responsabilités de la France » dans le génocide.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Vous êtes au Rwanda pour le 30e anniversaire de l'un des pires massacres du XXe siècle. Aujourd'hui, le pays semble réconcilié. Comment cela fut-il rendu possible ?

AUDREY AZOULAYDès le lendemain du génocide contre les Tutsis, le Rwanda a choisi de préserver coûte que coûte l'unité du pays, ce qui est exceptionnel au regard du caractère massif des meurtres. Aujourd'hui, les termes « Tutsi » et « Hutu » sont prononcées uniquement pour parler du génocide, chaque citoyen étant d'abord un Rwandais. Le processus de réconciliation a reposé notamment sur la justice, avec le recours aux tribunaux communautaires, les gacacaet à la justice internationale. En complément, il s'est projeté dans l'avenir, en se focalisant sur le développement économique et sur la cohésion sociale. Tout en gardant présentes les questions de mémoire.

C'est également l'œuvre de son dirigeant, Paul Kagamé, homme politique controversé...

L'Unesco a travaillé avec le Rwanda comme avec tous les autres pays, en coopérant avec le gouvernement sur ses champs d'action : l'éducation, les sciences, et plus récemment la culture. Les autorités ont eu un projet politique et économique qui fédère la population. En œuvrant à la protection du patrimoine naturel, nous avons contribué à créer les conditions d'un tourisme durable, impliquant les villageois. Cela a permis notamment de sauver les gorilles de montagne, qui étaient en voie d'extinction. Un tel partenariat assure donc à la fois l'amélioration des conditions de vie des habitants et la protection de la nature. Ces objectifs sont conformes aux principes de l'Unesco.

Sait-on aujourd'hui identifier les clés qui permettent aux gens de vivre à nouveau ensemble, les mécanismes du pardon, éventuellement de l'oubli ?

Oui. Il faut d'une part un consensus scientifique sur ce qui s'est factuellement passé. Et d'autre part que la justice soit rendue, comme je l'ai évoqué. C'est essentiel pour la réconciliation. Ensuite, le Rwanda a fait très vite le choix d'inclure dans son éducation des valeurs de respect, d'empathie, de tolérance, dans l'espoir de ne pas reproduire les mécanismes de vengeance ou de haine. En revanche, je ne crois pas à l'oubli, au contraire. Il est nécessaire de pouvoir nommer ce qui s'est passé. Le travail historique est colossal et la connaissance du génocide rwandais reste un chantier ouvert. De nombreuses informations manquent encore. Toutes les victimes ne sont pas identifiées, leurs histoires ne sont pas toutes connues. La question des viols et celle des enfants nés de ces viols demeurent à traiter. C'est difficile car la tragédie s'est déroulée il y a à peine trente ans, et plus d'un Rwandais sur deux a moins de 30 ans. Or on sait avec l'histoire de la Shoah que ces traumatismes bouleversent aussi les générations suivantes.

Toutes les victimes ne sont pas identifiées, leurs histoires ne sont pas toutes connues

Quelles leçons peut-on en tirer pour d'autres régions qui subissent des traumatismes collectifs ?

Le mandat de l'Unesco est de développer l'éducation sur les génocides, que Robert Antelme définissait comme « la volonté de sortir une partie de l'espèce humaine de l'espèce humaine ». Chaque contexte est particulier mais certains traits sont universels. Nous analysons donc ce qui est commun et singulier dans la mécanique qui rend un massacre possible. Par exemple, en identifiant les formes de langage qui conduisent à la déshumanisation d'autrui. Avant les actes, il y a toujours des paroles. Il s'agit pour nous de donner à la communauté éducative mondiale la possibilité de diffuser cet enseignement, donc de prévenir les risques. Ces dix dernières années, l'Unesco a ainsi élaboré un programme portant sur les engrenages et l'histoire des génocides, ainsi que sur le passé violent de certains pays, en Amérique latine, en Asie, etc. Certains éléments de connaissance sont universels. Nous formons les enseignants et les éducateurs à parler de ces sujets, y compris auprès de populations qui n'ont jamais connu de tels drames. Par exemple, nous avons publié l'année dernière en Inde un manuel pédagogique consacré à l'enseignement de l'Holocauste.

La vertu du témoignage est majeure mais les générations qui ont vécu les massacres sont vouées à s'éteindre naturellement. Comment transmettre la mémoire quand les témoins s'en vont ? Cette question est déjà posée pour la Shoah...

La parole des témoins est absolument unique et irréductible. Nos principes pédagogiques recommandent aux enseignants de s'appuyer sur les témoignages. L'avocat Samuel Pisar, survivant des camps de la mort, qui était ambassadeur de bonne volonté de l'Unesco pour la mémoire de la Shoah, disait que le relais de la mémoire, c'est l'éducation. Quand s'achève l'ère du témoin, selon l'expression d'Annette Wieviorka, il faut s'en remettre au travail des scientifiques et des historiens. Mais aussi aux institutions, pour la préservation des lieux de mémoire. C'est pourquoi l'inscription l'an dernier de quatre mémoriaux du génocide au patrimoine mondial est si importante. Au mémorial de Kigali, par exemple, une exposition décrypte les enchaînements qui ont conduit au massacre.

Parfois, les lieux de mémoire ne sont pas respectés. Auschwitz a demandé aux touristes de ne pas utiliser le site comme un décor pour les réseaux sociaux. Comment éviter cela ?

J'ai demandé au directeur du musée d'Auschwitz ce qu'avait apporté le classement du site au patrimoine mondial, en 1979. Il m'a répondu : « C'est très important, cela nous aide à préserver les lieux tels quels. » Il est très vertueux pour la transmission mémorielle de montrer l'endroit où les faits se sont déroulés. Au demeurant, il y a une bataille à mener en ligne aujourd'hui. Nous sommes au degré zéro de l'éducation aux médias et aux réseaux sociaux. Comment fonctionnent les algorithmes ? Pourquoi je reçois cette image ? Il faut civiliser l'espace numérique. La technologie a évolué beaucoup plus vite que la conception des règles du jeu.

La vague actuelle d'antisémitisme indique-t-elle que la transmission de la mémoire a échoué ?

Cet enjeu dépasse la seule question du souvenir. Malheureusement, la mémoire de la Shoah ne prémunit pas contre l'antisémitisme. On peut aussi constater que l'éducation, considérée comme un niveau scolaire, n'empêche pas de commettre des crimes de masse. Les génocidaires au Rwanda étaient éduqués, c'était aussi le cas des dirigeants nazis. Le sujet n'est donc pas seulement celui de l'instruction, c'est aussi celui des valeurs que l'on veut partager à travers l'éducation, des règles de vie commune que nous voulons défendre ou ériger. Il s'agit aussi, j'y reviens, de lutter contre la désinformation, en mettant en ligne des ressources scientifiques et historiques. Nous avions commandé une étude à l'université d'Oxford sur la mémoire de la Shoah vue à travers les réseaux sociaux. La méconnaissance était abyssale. En réponse, nous avons notamment conçu un site Internet en partenariat avec le Congrès juif mondial et conclu un accord avec Facebook et TikTok pour orienter les utilisateurs vers ces sources vérifiées. C'est un enjeu qui concerne toute la société.

Commentaires 2
à écrit le 07/04/2024 à 9:29
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Il est curieux que l'on n'écoute jamais des africanistes tels que Bernard Lugan ou dans un autre domaine des historiens comme Jean Sevilla.

à écrit le 07/04/2024 à 9:06
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C'est une vérité et chapeau à nos historiens qui ont fait le taf,. Chercher à comprendre c'est lutter contre l'obscurantisme dans son ensemble. Ouvrir un livre c'est ravaler un crachat.

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