Ces derniers jours, la publication des indices de prix (CPI), qui atteignent des records, tourne à la litanie. Hier, celui de la zone euro s'affichait à 5%, au plus haut depuis la création de la monnaie unique en 1999 (mais avec des écarts, + 5,3% pour l'Allemagne et +2,8% pour la France). Auparavant, celui de la Norvège (+5,3%) était au plus haut depuis plus de 13 ans, ceux du Royaume-Uni (+5,4%) et du Canada (+4,8%) au plus haut depuis 30 ans, et aux Etats-Unis, il a bondi de 7%, du jamais-vu depuis 40 ans.
Joe Biden, qui faisait mercredi son bilan après un an de présidence, a averti que le retour de l'inflation à un niveau raisonnable "sera difficile", et exigera "un effort de longue haleine". Il n'a même pas évoqué les 2% qui est l'objectif cible théoriquement visé par la Réserve Fédérale.
Un argent (presque) gratuit
Cette sombre perspective annoncée par le président des Etats-Unis tranche avec le ton adopté tout au long de 2021 par les responsables des banques centrales des deux côtés de l'Atlantique. Ils martelaient que la hausse des prix serait "transitoire", argument qu'ils justifiaient par la situation inédite engendrée par la pandémie du Covid-19. En 2020, la plupart des pays ayant confiné leurs populations, la majorité des usines, des entreprises, des infrastructures de transports ont cessé leurs activités. Les Etats ont financé l'arrêt de l'activité en recourant à l'endettement public à des taux zéro. Cet argent (presque) gratuit a évité de plonger l'économie mondiale dans une grave crise économique en maintenant quasi en l'état l'appareil productif et empêchant la formation d'une armée de chômeurs.
Mais, avec la sortie progressive de la crise en 2021, l'offre qui doit rattraper une année de quasi-absence de production n'a pu répondre à une reprise économique d'autant plus vigoureuse que la demande potentielle était restée intacte. Ce déséquilibre s'est manifesté par des goulets d'étranglement dans la fourniture de matières premières, de produits intermédiaires (par exemple les semi-conducteurs) en raison de la perturbation des chaînes d'approvisionnement. Et même si les stocks existaient, l'acheminement était difficile. Les prix des cargos porte-containers ont été multipliés par 7 entre 2020 et 2021. La raréfaction de l'offre générale s'est donc logiquement traduite par une hausse des prix.
Pour les banquiers centraux, l'équilibre des fondamentaux allait se rétablir, le temps que les producteurs, incités par les prix élevés et la perspective de réaliser davantage de profits, fournissent le marché. En théorie, oui. En pratique, d'autres phénomènes plus singuliers sont apparus.
"Lorsqu'on observe l'inflation en Europe et aux Etats-Unis, ce qui est frappant est qu'elle se concentre d'abord sur des produits que les consommateurs doivent acheter, et non sur les produits qu'ils pourraient vouloir acheter", remarque Steven Barrow, économiste à la Standard Bank. Autrement dit, ce sont les produits de première nécessité qui sont concernés. Leur demande est inélastique, et ce sont les consommateurs les plus modestes qui pâtissent le plus de cette inflation. Aux Etats-Unis, l'essence a augmenté de 50% (en un an) et le prix du gaz naturel de 30% alors que les prix moyens des vols aériens n'ont augmenté que de 1,4%. Or, il est plus facile de se passer de vacances que de se chauffer ou de se rendre à son travail. Au Royaume-Uni, le prix de l'énergie a bondi de 50%. Et en France, sans les diverses mesures gouvernementales, les prix de l'électricité auraient augmenté non de 4% mais de 45% (à partir du 1er février), selon les calculs de la Commission de régulation de l'énergie.
Et même si l'on retire de l'indice des prix, ceux de l'énergie et des produits alimentaires, par nature volatils, l'inflation "core" est de 5,5% aux Etats-Unis, de 2,6% en zone euro (3,7% en Allemagne et 2% en France) et de 4,2%, qui constituent là aussi des records historiques.
Le prix d'une réfrigérateur en hausse de 13,9%
Par exemple, certains biens d'équipement ménager voient également leurs prix exploser. Au Canada, selon les statistiques officielles, le prix moyen d'un réfrigérateur a augmenté de 13,9% en un an, un produit dont il est difficile de se passer. Procter & Gamble, la multinationale américaine qui vend des biens de consommation courante comme des couches pour bébés ou des rasoirs jetables, a annoncé mercredi que son activité avait augmenté de 6% au dernier trimestre de 2021. Le groupe prévoit même d'augmenter ses marges cette année car les consommateurs vont continuer à acheter ses produits ménagers et d'hygiène nécessaires à la vie quotidienne malgré la répercussion des hausses des prix des matières premières, du fret et du coût de la main d'œuvre. "Le consommateur est très résilient", constate le directeur financier de P&G, Andre Schulten.
Certes, mais à condition qu'il conserve du pouvoir d'achat. Or la sortie de la pandémie révèle un paradoxe. Alors que la plupart des économies des pays de l'OCDE affichent des taux de chômage bas (3,9%aux Etats-Unis, 4,1% au Royaume-Uni, 7,2% en zone euro), déjà revenus à leur niveau d'avant la pandémie, les employeurs ont des difficultés à trouver de la main-d'œuvre, notamment dans la restauration, la santé et l'ensemble des services. Aux Etats-Unis, le phénomène a même un nom, la "grande démission", la crise ayant conduit nombre d'employés à une prise de conscience sur leur rapport à leur travail, notamment pour les emplois les plus mal payés, pourtant essentiels pour faire tourner une économie pour faire tourner l'économie.
Hausses salariales et avantages pour retenir les salariés
Les entreprises multiplient donc les hausses salariales et les avantages pour retenir sinon attirer les employés. Cette tension se traduit par une augmentation de 4,7% du salaire horaire moyen en 2021 aux Etats-Unis. Les experts estiment que la majoration annuelle pourrait s'afficher à 4% en moyenne aux Etats-Unis, et ce durant les deux prochaines années. En France, élection présidentielle oblige, les candidats promettent tous une hausse des salaires sous la forme de baisses de cotisations à droite, sous celles de valorisations des bas revenus à gauche. S'il est élu, Jean-Luc Mélenchon, candidat de La France Insoumise, propose de passer immédiatement le smic à 1.400 euros net (contre 1.269 euros actuellement).
Or une augmentation des revenus peut créer une spirale inflationniste : la hausse des salaires répercutée dans le prix final alimente l'inflation qui en retour pousse à la demande d'augmentation salariale. Or, pour le moment, ce n'est pas ce qui est constaté. "Au troisième trimestre 2021, la croissance des salaires conclue dans les négociations salariales s'est élevée à 1,4% en glissement annuel dans la zone euro, la croissance la plus faible enregistrée, car, durant la pandémie, les salariés se sont davantage préoccupés de flexibilité et des avantages que des augmentations salariales", souligne Peter John Steggle, économiste chez HSBC. Malgré un rapport de forces plus favorable aux employés, "les pénuries de compétences restent spécifiques à certains secteurs et dans certains pays", observe Peter John Steggle, ce qui, selon lui, va se traduire par "des augmentations ponctuelles" et non par un retour "à une indexation des salaires sur l'inflation", ce qui réduit le risque d'une hausse de taux rapide de la BCE pour stopper la spirale inflationniste.
"Avoir une économie plus productive"
Toutefois, cette conjoncture européenne ne prévaut pas aux Etats-Unis. Le président américain en est bien conscient. Lui, qui va devoir affronter en automne des élections législatives qui s'annoncent difficiles pour le camp démocrate, une partie de son électorat lui reprochant l'augmentation du coût de la vie. "La meilleure chose à faire pour lutter contre les prix élevés est (d'avoir) une économie plus productive, avec une plus grande capacité à fournir des biens et services au peuple américain", a-t-il souligné. Il compte sur son plan de relance de 1.200 milliards de dollars d'investissement dans des infrastructures et des programmes sociaux dont seul un partie a été votée. A l'instar du plan européen NextGenerationEU, il fait la part belle au "Green deal" pour assurer la transition énergétique. Or les coûts induits ne seront pas sans conséquence. "Pour décarboner l'économie, il va falloir détruire des capacités de production d'énergie pour en construire d'autres, sans qu'au final la quantité d'énergie produite soit supérieure : il s'agit donc d'une charge qu'il faudra bien payer, d'autant plus que cette transition pourrait provoquer une envolée du prix des métaux nécessaires au développement des nouvelles énergies", souligne Jean-Marie Mercadal, directeur des stratégies d'investissement chez OFI Holding.
C'est ce que pensent d'ailleurs les opposants conservateurs et certains élus démocrates qui refusent de voter ce plan colossal de Biden arguant qu'il va alimenter... l'inflation.