Quand l’eau est source de conflits présents et futurs

Alors que le Forum mondial de l’eau a eu lieu en mars 2022 à Dakar, appelant à un Blue Deal pour l’eau afin de préserver la paix et le développement mondial, se pencher sur l’eau comme source de conflits permet de mieux comprendre l’aspect central de son rôle géopolitique et environnemental. (Cet article est issu de T La Revue n°10 - "Pourquoi faut-il sauver l'eau ?", actuellement en kiosque).
(Crédits : Istock)

« Gouverner c'est pleuvoir. » Cette maxime attribuée au Maréchal Lyautey, mais qui fut plus vraisemblablement l'œuvre de son successeur comme administrateur colonial du Maroc, Théodore Steeg, charrie avec elle toute la puissance de l'eau comme outil géopolitique et géostratégique majeur ainsi que comme ferment des conflits et des guerres passées, présentes ou futures. Pas étonnant donc que d'aucuns mettent en avant le fait que l'eau soit « l'or bleu » de notre époque et que les exemples de guerres ou de conflits, où la question de l'eau joue un rôle crucial, soient fort nombreux. Sun Tzu avait déjà recommandé dans l'Art de la guerre au Ve siècle av. J.-C. de détourner les fleuves et, dans la Rome et la Perse antiques, il était également d'une pratique courante de souiller les points d'approvisionnement en eau de l'ennemi. De même, lors de la première guerre mondiale, de nombreux soldats furent mis hors d'état de combattre, justement parce qu'ils n'avaient plus accès à l'eau potable. Plus près de nous, la guerre en Syrie en 2015 en fut aussi l'une des illustrations importantes : au mois d'août 2015 des rebelles syriens décidèrent de saboter une source d'eau du régime de Bachar el-Assad située en amont de Damas. Trois jours durant, la capitale fut privée de plus de 90 % de son approvisionnement en eau. Autre exemple, lors de la guerre au Yémen, il fut courant pour les belligérants de s'en prendre aux sources d'eau ou même aux usines d'embouteillage. Et de se souvenir également qu'en décembre 2015, l'aviation russe, alliée du régime de Bachar el-Assad, décida de détruire les infrastructures de traitement des eaux au nord d'Alep pour préparer et accentuer la mise sous coupe réglée, puis la destruction totale de cette ville rebelle. Plus près de nous encore, ainsi que le souligne Erik Orsenna dans l'entretien qu'il nous a accordé, l'une des raisons de la guerre en Ukraine est que la Crimée ne dispose pas de source d'eau et que sa seule source d'eau provient du fleuve Dniepr qui se situe en Ukraine.

Des événements qui démontrent, si besoin en était, à quel point la question de l'accès à l'eau est un élément géostratégique majeur et peut être même l'un des moteurs, si ce n'est le moteur principal, de différents conflits un peu partout dans le monde. « L'eau est devenue un enjeu stratégique et sécuritaire. Un milliard d'individus vivent dans des zones soumises à pénurie. Ils seront 3,4 milliards en 2030, c'est demain 2030. Il y a une diagonale de Tanger jusqu'au nord-est de la Chine, qui traverse l'Afrique du Nord, le Sahel. 150 millions de Sahéliens ont vu diminuer de 40 % leurs ressources en eau depuis 2000 », confirme d'ailleurs l'un des grands spécialistes de la question, Franck Galland, dans son livre Guerre et eau paru aux éditions Robert Laffont. Dans cet ouvrage, Galland va même plus loin et établit un lien entre tension hydrique et montée des mouvements djihadistes.

Là où l'eau manque, le terrorisme se développe. « Là où il n'y a plus d'infrastructure dans les villes, l'insalubrité est partout, effectivement, les gens désespérés basculent dans une forme de radicalisation, d'origine religieuse, politique... décrypte ainsi Franck Galland dans son livre. Cela est flagrant au Mali, par exemple. Si on ne veut pas que la pauvreté, que le terrorisme naisse du manque d'infrastructures, et notamment d'infrastructures hydrauliques, il faut en construire pour le bien des populations. »

Et finalement, les guerres de l'eau sont déjà là. Entre 2000 et 2010, le centre de données World Water Conflict a enregistré 220 conflits. Les chiffres ont grimpé à 466 au cours de la décennie suivante.

Au-delà des guerres « traditionnelles » qui voient s'affronter des belligérants autour de frontières et autres territoires dans lesquels le problème de l'eau est donc déjà crucial, les autres guerres de l'eau, qui pourraient éclater demain et qui de facto sont d'ores et déjà en germes, sont en lien avec la difficulté de l'accès qui tourne autour de trois questions structurantes et fondamentales : réchauffement climatique, démographie galopante, urbanisation et industrialisation croissantes. Un cocktail qui s'annonce explosif. En effet, le changement climatique affecte profondément le remplissage des réservoirs d'eau souterraine, soit directement via les pluies, soit indirectement via l'accroissement de la demande, en particulier pour l'irrigation qui, aujourd'hui totalise 70 % de la consommation d'eau souterraine. Les estimations des différentes institutions internationales spécialisées dans cette thématique suggèrent qu'avant trente ans le système global alimentaire nécessitera entre 40 % et 50 % d'eau supplémentaire. La demande d'eau par les municipalités et l'industrie va également augmenter de 50 à 70 %, celle du secteur de l'énergie de 85 %. Au total : le monde pourrait faire face à un manque d'eau disponible d'environ 2 700 milliards de mètres cubes d'ici à 2030 avec une demande supérieure de 40 % aux disponibilités. De quoi largement contribuer à une montée forte, puissante, inexorable et dans de nombreux endroits du globe, des conflits liés au stress hydrique et à la potentialité d'accéder à l'eau. D'autant plus que 40 % de la population mondiale est établie dans les 250 bassins fluviaux transfrontaliers, obligeant les États à collaborer. Pourtant, les traités de collaboration sont encore assez peu nombreux. Plusieurs points névralgiques sont concernés : le bassin du Nil, central pour l'Égypte qui permet aussi d'irriguer l'Éthiopie, le Burundi, la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda ou encore l'Ouganda, tous situés en amont du fleuve. L'Asie du Sud-Est pourrait aussi devenir un point de bascule des combats pour l'eau. En effet, à l'heure actuelle, les besoins en énergie hydraulique de la Chine ne cessent d'augmenter et de nombreux projets de transferts d'eau du nord vers le sud du pays sont en cours. Ainsi, par exemple, le Nord-Est de la Chine recèle seulement 15 % des ressources en eau du pays pour 45 % de sa population totale. Pékin, avec moins de 500 mètres cubes d'eau par personne et par an est déjà en stress hydrique. D'où les projets du gouvernement pour pomper l'eau au sud afin de l'acheminer au nord-est grâce à de grands projets de canaux de dérivation.

Selon le dernier rapport de l'Organisation mondiale de météorologie (OMM), depuis 2000, la totalité de l'eau douce terrestre (surface et sous-sol, neige, glace, humidité du sol...) baisse d'un centimètre par an. « Plus de deux milliards de personnes vivent dans des pays en pénurie d'eau », a indiqué Petteri Taalas, patron de l'OMM, lors de la Cop26, en novembre 2021 en Écosse. « Nous devons prendre conscience de la crise de l'eau qui arrive. » D'ici à 2050, plus de cinq milliards d'humains en souffriront, d'abord en Afrique.

Le stress hydrique : une menace pour la paix

Le 9e Forum mondial de l'eau qui vient d'avoir lieu en mars 2022 à Dakar ne s'y est d'ailleurs pas trompé. Dans sa déclaration solennelle à l'issue du forum, un appel à l'élaboration d'un « Blue Deal pour l'eau » est lancé afin de « préserver la paix et le développement ». Le document, tout en réaffirmant le nécessaire et vital accès de tous et toutes à l'eau potable, devra selon les participants être soumis à l'approbation de la conférence des Nations Unies sur l'eau qui se tiendra en 2023. Dans la liste des préconisations élaborées par l'ensemble des parties prenantes des questions liées à l'eau, plusieurs éléments visent justement à tenter de réduire les zones mondiales de stress hydrique. Au menu donc : des outils de financements nouveaux et égalitaires pour permettre à tous les pays d'avoir la possibilité d'élaborer un programme d'assainissement et de mise en ordre d'un outil de gestion de l'eau adéquat, mais aussi de nombreuses réaffirmations de droit d'accès à l'eau potable. Enfin, les parties prenantes du Forum mondial de l'eau insistent sur un point central : la nécessaire gestion coopérative de toutes les problématiques liées à l'eau. Sans une collaboration internationale couplée à des accords bilatéraux, souligne le Forum mondial de l'eau, des situations de stress hydriques menaceront la paix et le développement.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ce forum s'est tenu à Dakar, sur le continent africain. En effet, le problème de l'accès à l'eau y est particulièrement aigu. Dans un rapport de mars 2022, l'Institut universitaire des Nations Unies pour l'eau, l'environnement et la santé (UNU-INWEH), estime que dix-neuf pays africains totalisant environ 500 millions d'habitants n'ont pas un accès sûr à l'eau. De quoi largement déstabiliser un continent. De quoi largement déclencher des guerres fratricides pour s'octroyer les réserves d'eau. De quoi largement déstabiliser le monde entier puisque, toujours selon l'ONU, deux personnes sur cinq dans le monde vivent dans des régions où l'eau est rare.

« La raréfaction des ressources hydriques et la dégradation de l'environnement continuent de s'aggraver », a d'ailleurs lancé le président sénégalais, Macky Sall, lors de l'ouverture du forum dont il était l'hôte. « 2,1 milliards de personnes sont contraintes de consommer de l'eau polluée et 80 % des eaux sont rejetées dans la nature sans aucun traitement, mettant en péril la santé et la vie de 4,5 milliards d'individus », a-t-il encore égrainé. « Tout laisse croire que si rien n'est fait, la situation ira de mal en pis, en raison de la pression démographique, de l'urbanisation rapide et d'activités industrielles polluantes. »

Des mots qui rappellent que l'action pour lutter contre le réchauffement climatique et celle pour traiter des problèmes liés à l'accès à l'eau doivent participer d'une seule et même logique autour d'une idée-force : repenser le rapport global à la productivité à outrance et donc rendre le besoin d'eau moins féroce. Sous peine d'avoir toujours plus soif.

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

T La Revue n°10

Commentaires 2
à écrit le 11/07/2022 à 16:19
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Pour l'eau on a besoin de l'osmosis inverse pour ça on a besoin d'électricité autrement dir on aura besoin des centrales nucléaires

à écrit le 10/07/2022 à 20:06
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Quand on s'intéresse au bassin du Nil, la "communauté internationale" ou plutôt l'occident ne fait qu'y encourager les conflits. Si l'Egypte manque d'eau, cela justifie-t-il d'en dépouiller ses voisins? L'Éthiopie contribue à 85% de l'eau du Nil, les...

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