Les Etats-Unis et la Russie négocient en secret le futur partage du nucléaire civil ukrainien

POLITISCOPE. En filigrane de la guerre en Ukraine, à l'heure où l'on commence à parler négociations de paix sur fond de bras de fer entre Biden et Zelensky, il se joue aussi une sourde bataille sur l'avenir du nucléaire civil et l'influence des industriels américains et russes dans ce secteur clef.
Marc Endeweld
(Crédits : JONATHAN ERNST)

Après huit mois de combats intenses en Ukraine qui ont vu les Ukrainiens commencer à reprendre l'avantage sur les forces russes, les États-Unis semblent désormais faire pression pour que les deux parties en présence retrouvent le chemin des négociations. En début de semaine, plusieurs « fuites » dans la presse américaine sont allées dans ce sens. Lundi, on apprenait ainsi dans le Wall Street Journal que Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, s'était récemment entretenu, et à plusieurs reprises, avec deux hauts responsables russes qui ont « l'oreille du président » Poutine. Au sujet de ces discussions : la volonté américaine que la crise ukrainienne ne se transforme pas en conflit nucléaire généralisé.

Canal secret entre Washington et Moscou

De fait, derrière les postures de communication des uns et des autres, les discussions entre les deux superpuissances nucléaires que sont les États-Unis et la Russie n'ont jamais été rompues depuis le début de la guerre en février dernier. Ainsi, a été mis en place ces derniers mois un canal secret entre les deux pays, contournant à Washington le chef de la diplomatie Antony Blinken, patron du Département d'État (le ministère des affaires étrangères).

Le lendemain de la publication de l'article du Wall Street Journal, c'était au tour du Washington Post d'expliquer que le même Jake Sullivan s'était rendu à Kiev ces derniers jours pour convaincre Volodymyr Zelensky de ne pas fermer la porte à d'éventuelles négociations. Les Américains tenaient à faire comprendre aux Ukrainiens qu'ils ne pouvaient plus exiger le départ de Vladimir Poutine du pouvoir comme préalable à tout début de discussions. Clairement, Joe Biden pousse le président Zelensky à déclarer que l'Ukraine est ouverte à la négociation avec la Russie pour ne pas apparaître comme un facteur de blocage : « La fatigue de certains alliés envers l'Ukraine est une réalité », a ainsi déclaré anonymement un responsable américain au Washington Post. Si ces paroles se veulent bienveillantes, on assiste bien à un gros coup de pression de Washington sur Kiev.

« Une fenêtre d'opportunité pour la négociation » entre Moscou et Kiev

Quelques jours après la publication de ces articles, c'est Joe Biden lui-même qui a déclaré : « Il faut voir si l'Ukraine est prête à un compromis ». Cette déclaration intervient juste après les élections des midterms, qui a vu les Démocrates résister bien mieux que prévu face aux Républicains emmenés par Donald Trump. Au même moment, le chef d'état-major des armées américaines, le général Mark Milley, annonçait qu'il existait « une fenêtre d'opportunité pour la négociation » entre Moscou et Kiev. On est bien loin des déclarations guerrières du printemps dernier contre Vladimir Poutine. C'est qu'on est à quelques jours du sommet du G20 qui doit se réunir à Bali.

Le pays organisateur, l'Indonésie, a d'ailleurs appelé à « régler nos différends à la table de négociations, pas sur le champ de bataille ». Selon une source off, les Américains seraient aujourd'hui soucieux de contenir le vent d'anti américanisme qui souffle en dehors de l'Occident au sujet de la guerre en Ukraine. Au point que l'idée d'une rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine à l'occasion du G20 a été évoquée ces derniers jours. Un projet avorté, car le maître du Kremlin a préféré renoncer à se déplacer à Bali, envoyant à la place son chef de la diplomatie, Sergueï Lavrov, pour le représenter. Et alors que les troupes russes se replient dans la région de Kherson, Poutine continue de bander les muscles dans ses discours en expliquant récemment que la Russie n'avait « pas encore commencé les choses sérieuses ». Lundi prochain, est néanmoins annoncée à Bali une rencontre déterminante entre les deux plus grands leaders mondiaux, Xi Jinping et Joe Biden. De leur côté, les Ukrainiens voient d'un mauvais œil ces agitations soudaines et ne cachent pas leur inquiétude. L'un des conseillers de Zelensky, Mikhaïlo Podolyak, a ainsi révélé récemment que lui et Zelensky avaient peur des négociations du G20 à Bali, et de ce qui pourrait s'y passer, en pointant clairement le président américain « flirtant avec l'agresseur ».

Tensions entre Washington et Kiev

Dans les coulisses, ce n'est pas la première fois que des tensions s'expriment entre Kiev et Washington. Si une partie de l'appareil sécuritaire américain, notamment la CIA, a toujours soutenu Zelensky, la Maison-Blanche a toujours veillé à maintenir la guerre en Ukraine dans un certain cadre. Depuis leurs élections respectives, les relations entre Zelensky et Biden sont d'ailleurs bien plus complexes que ne le laissent entrevoir les déclarations officielles. En juin 2021, les deux hommes s'étaient notamment confronté sur le dossier du gaz, lorsque les Américains avaient alors trouvé un compromis avec l'Allemagne et la Russie sur l'ouverture du gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique, ce qui avait provoqué l'ire des Ukrainiens.

Mais c'est aussi sur le dossier du nucléaire que Kiev et Washington ont des vues opposées. Alors que les Ukrainiens, avant l'invasion russe, n'ont cessé de réclamer leur intégration effective à l'OTAN pour pouvoir bénéficier du parapluie nucléaire américain, la Maison Blanche a préféré ignorer ces demandes. Car pour appréhender la guerre en Ukraine, il ne faut pas se limiter à la question du Donbass, comme je l'ai expliqué dans mon dernier livre Guerres cachées. Il convient en fait de revenir au mémorandum de Budapest de 1994, signé par l'Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni (ainsi, plus tard, que par le reste des puissances nucléaires déclarées, soit la France et la Chine). Ce document avait amené les Ukrainiens à accepter le renvoi à Moscou de l'arsenal nucléaire présent sur leur sol, et hérité de l'URSS, contre des garanties strictes d'intégrité territoriale et de sécurité. Salué à l'époque comme un modèle de désarmement nucléaire (l'Ukraine signant en parallèle le traité de non-prolifération [TNP]), le mémorandum comporte pourtant une faille de taille : les garanties de sécurité ne sont accompagnées d'aucune obligation réelle de défendre l'Ukraine, et aucune sanction ou mesure contraignante n'est prévue en cas de violation du texte par l'un des pays. Or, depuis l'annexion de la Crimée en 2014, une partie des élites ukrainiennes ne cesse de regretter publiquement le désarmement intervenu une dizaine d'années plus tôt.

Memorandum de Budapest

Ce débat dépasse les frontières de l'Ukraine. En juin dernier, Radosław Sikorski, l'ancien ministre de la défense et des affaires étrangères polonais, a déclaré que la Russie avait violé le memorandum de Budapest et que, par conséquent, l'Occident pouvait « offrir » des ogives nucléaires à l'Ukraine afin « qu'elle puisse défendre son indépendance »Cinq jours avant l'invasion russe, le 19 février 2022, à la conférence de sécurité de Munich, Volodymyr Zelensky faisait lui aussi référence au mémorandum de Budapest de 1994 en expliquant que, si une renégociation ne s'enclenchait pas rapidement entre les parties signataires, son pays considèrerait qu'il n'était plus tenu de respecter ses engagements historiques : « L'Ukraine a reçu des garanties de sécurité pour avoir abandonné la troisième capacité nucléaire du monde. Nous n'avons pas cette arme. Nous n'avons pas non plus cette sécurité. »

Résultat, fin mars, les premières négociations de paix entre Russes et Ukrainiens, sous l'égide du président turc Recep Tayyip Erdoğan, concernaient uniquement cette question stratégique. Les dossiers du Donbass ou de la Crimée étaient alors renvoyés à plus tard. Lors de ces jours cruciaux, le président Zelensky se déclarait prêt à la neutralité de son pays et promettait de ne pas développer d'armes atomiques, comme l'écrivait à l'époque le Financial Times, si la Russie repliait ses troupes et si Kiev recevait des garanties de sécurité sérieuses tant de la Russie que de ses alliés : «Le statut non nucléaire de notre État, nous sommes prêts à y aller... Si je me souviens bien, c'est pour ça que la Russie a commencé la guerre [NDLR : la Russie refusant que l'Ukraine se nucléarise à terme militairement] »expliquait alors le président ukrainien.

Négociations secrètes sur le partage du nucléaire civil ukrainien

Tout en aidant les Ukrainiens dans le nucléaire civil (le groupe américain Westinghouse a décroché de nombreux contrats en Ukraine tant pour la fourniture de combustibles que pour la construction de futures centrales AP1000), les Américains ont, de fait, tenu à préserver le contact avec les Russes sur ce dossier. Tant sur le nucléaire militaire que sur la partie civile. Ainsi, selon nos informations, malgré la guerre, des négociations secrètes entre États-Unis et Russie sont en cours au sujet du futur partage du nucléaire civil ukrainien : «Ils savent qu'avant que les centrales AP1000 ne soient construites en Ukraine, pas plus qu'eux que les Ukrainiens ne pourront faire sans les Russes »commente en off un acteur de l'industrie nucléaire mondiale.

Parmi les dossiers sur la table de négociateurs : l'avenir de la centrale de Zaporijjia, la plus grande d'Europe, qui fournissait avant la guerre près de 20 % de l'électricité ukrainienne. Alors que Russes et Ukrainiens se disputent la connexion de cette centrale à leurs réseaux d'électricité respectifs, l'idée serait que la centrale fournisse à terme autant l'Ukraine que les territoires occupés et la Russie, ce qui était le cas avant l'invasion du 24 février. C'est pour avoir oublié que la question nucléaire est également au coeur du conflit entre la Russie et l'Ukraine que les Européens, et la France en particulier (pourtant puissance nucléaire), sont condamnés dans les prochains jours à jouer le rôle de figurants, laissant les États-Unis, la Turquie, et même Israël, négocier aux premières loges face à Moscou.

Marc Endeweld
Commentaires 25
à écrit le 28/01/2023 à 11:32
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Merci pour votre article. Enfin on parle sérieusement du conflit loin des rodomontades habituelles. Il nous faut plus d' analyses de ce genre pour modifier l'état d'esprit des populations. Cette guerre est un désastre pour tout le monde. Il faut qu...

à écrit le 14/11/2022 à 15:27
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Biden n'ayant plus la capacité intellectuel de prononcer même une phrase cohérente, plus la peine de mettre sa photo en avant mettez plutôt le Pentagone qui gouverne les US.

à écrit le 14/11/2022 à 11:36
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Que les américains ne se trompent pas, le système de gouvernance de la fédération de Russie est pourri et Mr Poutine n'est qu'un très mauvais gestionnaire d'un peuple Russe qui n'aime que cela: la force par la brutalité et le mensonge. Il faut appren...

à écrit le 14/11/2022 à 10:23
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Pendant ce temps : Le président américain a confondu le Cambodge, où il se trouvait, avec la Colombie, dans son discours d'ouverture. L'Asie du sud-est a accueilli samedi un nouveau membre surprise venu de l'autre côté du monde, la Colombie. Du m...

à écrit le 14/11/2022 à 9:07
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La guerre par procuration que mènent les USA contre la Russie va porter ses fruits. Ils ont acheté l'Ukraine avec des armes. Et maintenant ils vont monopoliser son marché énergétique. L'Ukraine a finalement vendu sa liberté aux USA, et ils ont même v...

le 14/11/2022 à 14:09
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Bien sur, c'est la faute des usa. Rien à voir avec l'impérialisme russe et ses guerres meurtrières pour conserver son ancien empire par la force.

le 14/11/2022 à 17:13
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Les USA n'ont pas commis de fautes. Ils défendent intelligemment leurs intérêts. Ce sont les autres naïfs du continent Eurasiatique qui se laissent plumer. Les USA ont refait au XXIième siècle ce qu'ils ont fait au XXième, et personne n'a rien vu ven...

à écrit le 14/11/2022 à 9:01
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yalta, je te vois....les americains et les russes se partagent ce qu'il faut, l'addition sera reglee par l'europe........inutile de demander qui va payer la reconstruction ukrainienne, je pense?

le 14/11/2022 à 9:10
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la reconstruction sera payé par le contribuable européen mais les marchés seront pour les entreprises américaines

le 14/11/2022 à 14:17
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Et voilà ! Qui vont être les dindons de la farce ? En premier lieu l'UE, en second lieu l’Ukraine. Et qui seront les grands gagnants ? Les USA et la Russie. Ce conflit ont permis aux USA de se rendre compte du nanisme politique et économique de l'UE...

à écrit le 14/11/2022 à 6:45
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Bonjour, J'aime beaucoup les supposition des journalistes sur des discussions secrète.. . L'objectif de L'UKRAINE est de finir cette guerre .. Passer l'hivere sans mourir de frouds Ensuite reconstruire leur pays lorsque les russe serons partis...

à écrit le 14/11/2022 à 6:38
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La conclusion est en eau de boudin. Mais à vouloir se mêler de tout, on devient faible partout. Réglons nos problèmes, on en a déjà beaucoup.

à écrit le 14/11/2022 à 0:38
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Le même expliquait il y a peu avoir des informations sûres sur la fixation de Macron sur le sujet du "grand remplacement", une affirmation réduite à néant par les révélations récentes d'un ancien ministre de l'intérieur.

à écrit le 13/11/2022 à 17:40
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Belle image, il respire de l'énergie... c'était avant ou après sa sieste..

à écrit le 13/11/2022 à 13:46
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bjr j ai le regret de vous informer que je n arrive pas à lire les deux avis donnés sur mon commentaire. Merc

à écrit le 13/11/2022 à 5:39
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Pourquoi la France n'est-elle pas force de proposition dans ce domaine de l'Énergie?

à écrit le 12/11/2022 à 21:38
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L'économie ukrainienne sera florissante après le conflit, la reconstruction du pays fera de l'Ukraine un pays d'opportunité pour les migrant européens.

le 13/11/2022 à 13:42
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Objectifs des ukrainiens: 1. sortir de la misère (3800 $ de PIB/hab) contre 8500 pour nos amis turcs, et 11 000 pour les russes). 2. générer suffisamment de valeurs pour arriver à se chauffer (pas de gaz, pas de pétrole, pas d’électricité sans contrô...

à écrit le 12/11/2022 à 21:00
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Les Français et leurs congés payés de 10 sous vont très vite se retrouver sans-culotte sous les coups de Poutine avec son armée de menteurs et de voleurs si l'Europe ne se fait pas à toute vitesse.

à écrit le 12/11/2022 à 16:37
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Macron en a t'il bien conscience qu'une fois de plus l'Europe n'est..que du vent !?

le 12/11/2022 à 23:59
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Il est lui-même du vent.

le 13/11/2022 à 19:23
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d'où l'idée de mettre des éoliennes partout, grâce au vent de l'UE. :-)

à écrit le 12/11/2022 à 16:04
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Et nous? On paie assez cher cette guerre. Pourquoi n'aurait on pas aussi notre part comme prévu depuis le début?

à écrit le 12/11/2022 à 16:02
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Arrêtez de nous divulguer des secrets, trop c'est trop ! :-)

à écrit le 12/11/2022 à 13:54
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Il est évident qu'un dialogue diplomatique existe toujours sous une forme ou une autre, c'était même le cas pendant la seconde guerre mondiale. De là à prétendre deviner quel en est la réelle substance, il y a un grand pas.

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