« Tout le monde rechigne à s'attaquer à l'évasion fiscale » (Romain Huret, président de l'EHESS)

ENTRETIEN. Dans un essai très documenté « Les millions de monsieur Mellon », l'historien Romain Huret, spécialiste des Etats-Unis, retrace le grand procès du puissant ministre des Finances américain Andrew Mellon, accusé de fraude fiscale par l'administration Roosevelt, dans le contexte de la terrible crise financière des années 1930. Cette chronique judiciaire longtemps oubliée entre en résonance avec notre époque marquée par l'éclatement des affaires d'évasion fiscale à répétition partout sur la planète.
Grégoire Normand
L'historien Romain Huret est président de l'Ecole des hautes études en sciences sociales depuis novembre 2022. Il prépare une série en trois volets sur l'histoire du capitalisme pour la chaîne Arte qui sera diffusée en 2023.
L'historien Romain Huret est président de l'Ecole des hautes études en sciences sociales depuis novembre 2022. Il prépare une série en trois volets sur l'histoire du capitalisme pour la chaîne Arte qui sera diffusée en 2023. (Crédits : Charlotte KREBS)

LA TRIBUNE- Quelle est la genèse de votre ouvrage (*) ?

ROMAIN HURET-  J'avais entendu parler du procès, mais personne n'avait jamais travaillé dessus. J'ai décidé de creuser le sujet. Très vite, j'ai eu beaucoup de mal à trouver les archives du procès tant la famille Mellon ne souhaitait plus en parler. Avec un peu de chance et de ténacité, j'ai retrouvé les minutes du procès me permettant de rédiger l'ouvrage et de comprendre l'ampleur de ce qui se déroule au cours des mois de procédure.

Le procès d'Andrew Mellon a eu lieu dans le contexte de la Grande dépression des années 1930. Quel rôle a pu jouer la crise économique dans ce procès ?

Son rôle est essentiel. En raison de son pouvoir économique et politique - il fut ministre des Finances pendant onze ans! -, il devint un bouc émissaire commode. Avec lui, le président Roosevelt veut aussi faire le procès des élites qui ont dirigé le pays pendant onze années et ont conduit le pays à la crise.

Au début de l'ouvrage, vous expliquez que depuis l'essor de la fiscalité fédérale au milieu du XXe siècle, les décisions de justice exonèrent le plus souvent les plaignants. Ce procès a-t-il vraiment renversé la tendance outre-Atlantique ?

Oui, en partie. Jusqu'alors, le doute bénéficiait à l'accusé et pas au fisc. Si les avocats arrivaient à démontrer une erreur, le plaignant s'en sortait et ne payait pas d'impôt. L'appel étant suspensif, les millionnaires s'en donnaient à cœur joie et engorgeaient les bureaux du fisc de contestations en tout genre. Avec le procès, « la substance économique » des montages fiscaux devint primordiale. Si les contribuables avaient joué avec les lois pour payer le moins d'impôts possible, notamment pour les réorganisations d'entreprises, ils allaient devoir payer des pénalités.

Le grand banquier Andrew Mellon a été ministre des Finances pendant onze ans aux Etats-Unis. Vous montrez que ce grand financier a contourné les lois qu'il avait lui-même contribué à instaurer. Pourquoi l'administration fiscale américaine a-t-elle soudainement décidé de mener des investigations sur cet homme d'Etat ?

Pour faire un exemple de ces élites qui se sont appropriées l'Etat fédéral pendant onze années. Roosevelt est persuadé que Mellon a utilisé sa position pour s'enrichir et avec lui les industriels et les banquiers. Comment a-t-il pu utiliser des montages aussi grossiers dans sa déclaration alors qu'il luttait contre ces mêmes montages en tant que ministre? Cet écart nourrit le procès, et passionne les Américains.

L'ouvrage met également en relief l'affrontement  au cours du procès entre les New Dealers incarnés par le président Roosevelt et les Conservateurs, opposant deux visions diamétralement opposées de la fiscalité. Vous expliquez que la Second Guerre mondiale a rétabli une certaine forme de consensus autour de la fiscalité. Comment expliquez-vous cela ?

Dans les années 1930, l'impôt était vu, et le procès l'y aida, comme « un moyen de faire payer les riches ». A cette date, seulement 5% de la population acquitte l'impôt. La guerre change la donne : tout le monde paye désormais. Le consensus fiscal devient très fort et ne fut remis en cause que dans les années 1970.

Le procès d'Andrew Mellon a-t-il contribué à changer le regard des Américains sur les pratiques de certaines élites économiques et politiques ?

Oui, beaucoup découvrent alors que le capitalisme a changé. Le capitalisme « à la papa » a disparu avec une dissociation croissante entre propriété et management. Mellon ne s'occupe de rien, mais contrôle avec sa famille des centaines d'entreprises dans une grande variété de secteurs.

Pendant le procès, il se félicite du succès de sa prise de risque et de ce capitalisme familial. Le public lui reproche à l'inverse de n'être qu'un spéculateur. Au moment du procès, les frères Parker (NDLR; les propriétaires du jeu Monopoly) observent Mellon et l'utilisent même comme silhouette du jeu qu'ils relancent alors : le Monopoly. 

Le récit du procès montre également que la fiscalité américaine a évolué durant cette période d'entre-deux guerres vers plus de progressivité avant d'autres périodes de baisse de l'imposition sur les plus hauts patrimoines et les grandes fortunes Les inégalités du début du 20e siècle ont-elles joué en défaveur d'Andrew Mellon ?

Oui, car il a voulu massivement réduire les impôts fédéraux dans les années 1920. Mellon croyait à l'impôt juste, à un point d''équilibre entre les besoins de l'Etat régalien et le consentement des plus riches. Si ces derniers étaient confrontés à des taux trop élevés, ils ne paieraient pas. Mellon s'attacha donc à baisser les taux, ce qui lui fut reproché pendant le procès à cause de la crise.

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Vous avez travaillé à partir de nombreuses archives. Quel a été le traitement médiatique de cette affaire à l'époque ?

Le traitement est immense. En raison de la notoriété de l'accusé, la presse se passionne pendant plusieurs mois pour ces débats très techniques. Très mystérieux, Mellon apparaît pour la première fois sous les lumières médiatiques. A 80 ans, il veut toujours en découdre avec ses détracteurs. Le procès devient le théâtre d'un affrontement passionnant sur deux conceptions du capitalisme et de la démocratie.

Comment expliquez vous que ce procès ait été oublié pendant des décennies ?

La famille fit tout pour le faire disparaître des livres d'histoire. Beaucoup ont eu aussi l'impression que la ficelle était trop grosse: Roosevelt s'attaquait à une cible facile! Ce livre est le premier à redonner tout son sens à ce procès oublié.

Vous évoquez « un capitalisme de papier » dans l'ouvrage. A quoi faites vous référence par cette expression ?

Au capitalisme financier. Les Américains comprennent alors que l'actionnariat a changé les choses et que vous pouvez vous enrichir en vendant des actions, en créant des trusts et en multipliant les investissements. Même s'il refusa toujours de créer une holding à son nom, Mellon aida à la financiarisation du capitalisme, et beaucoup d'Américains le découvrent alors, regrettant le capitalisme plus familial d'antan.

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L'histoire de ce procès entre en résonance avec la situation économique actuelle. Beaucoup d'Etats revendiquent de s'attaquer à l'évasion fiscale mais les scandales d'évasion continuent toujours d'éclater. Comment expliquez-vous cette inertie ?

Très simplement : Mellon a gagné ! Son idée du « trop d'impôts tue l'impôt » a gagné et tout le monde rechigne à s'attaquer à l'évasion fiscale. Celle-ci est devenue si complexe qu'elle fait passer Mellon pour un piètre amateur. Il faudrait bien plus qu'un procès pour s'attaquer aux stratégies mises en œuvre par certains milliardaires aujourd'hui.

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Propos recueillis par Grégoire Normand

Les millions de monsieur Mellon

(*) Les millions de monsieur Mellon. Le capitalisme en procès (1933-1941), éditions La Découverte. Janvier 2023. (264 pages, 22 euros).

Grégoire Normand
Commentaires 13
à écrit le 02/03/2023 à 1:18
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C'était , en 2008. Le président Nicolas Sarkozy à la présidence de l'Europe, la crise des subprimes, les banques et les petits copains à renflouer à coup de milliards payé par les contribuables pour les sauver, cet argent évaporé dans la nature l'ava...

à écrit le 01/03/2023 à 15:00
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Les paradis fiscaux ont été crées pour favoriser l'évasion fiscale. Certains sont exotiques et hors champ d'action mais d'autres sont clairement dans l'UE ( Luxembourg, Monaco,...) ou à ses portes ( Suisse , Angleterre et ses offshores, Gibraltar e...

à écrit le 01/03/2023 à 14:31
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On lit beaucoup d' agacement chez les suppôts mondialistes quand qqu' un rappelle et expose que le problème n° 1 de la France actuelle, c’est que les dirigeants, de droite comme de gauche, car ce sont les mêmes, sont seuls choisis et p...

le 01/03/2023 à 20:09
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Sondage qui confirme le réveil général (1.1 million de lecteurs ici) : 57% des Français contre l'Europe. Pays le plus hostile à l'Europe qui incarne le cauchemar mondialiste US et la tyrannie exterminatrice des élites globales

à écrit le 01/03/2023 à 12:11
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Pourquoi avons nous récemment remis Interpol aux mains d'un général émirati, alors même que des personnes recherchées se plaquent dans le paradis fiscal EAU? Le montant du chèque ?

le 01/03/2023 à 13:38
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Qui est ce nous ? Interpol c'est une organisation avec 195 pays membres; La France ne représente qu'une voix sur 195.

le 02/03/2023 à 12:02
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@Tototiti La France est donc dans les nous. C'est à dire que l'Occident pèse un maximum, c'est aussi nous Un paradis fiscal absolument pas démocratique à la tête d'Interpol, ça fait vraiment désordre.

à écrit le 01/03/2023 à 10:25
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Nous pourrions peut être fermer les paradis fiscaux en UE. Problème, les décisions se prennent à 27 et certains trainent des pieds ou ne s'entendent pas sur cette appellation. La lecture de la crise financière américaine me semble d'une belle actuali...

le 01/03/2023 à 13:41
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La prise décision à majorité qualifiée était prévue dans la constitution de 2005, contre lequel les Français par référendum. Il ne faut donc pas se plaindre maintenant.

à écrit le 01/03/2023 à 9:58
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S' attaquer à l' évasion fIscale permise par notre appartenance à l' UE?..! Quelle blague. Il n' y aura jamais d 'interdiction voulue par la caste pour détruire les économies en vous dépouillant sauf à sortir de l' U...

le 01/03/2023 à 10:46
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Toujours cette même rengaine de sortie de l'UE ! Où en serions-nous sans l'UE et l'euro ?

le 01/03/2023 à 10:57
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Vous ne démontrez rien … vous associez un sujet à un autre ………….l évasion fiscale existait à l époque déjà de feu du franc….s’il y a un frexit vous aurez non seulement de l évasion fiscale des français/ européens les plus riches mais aussi la fuite ...

le 01/03/2023 à 11:02
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Qui possèdent les médias? Vous oublierez qui possèdent les gafam l industrie la finance etc… avec vous on retrouve a l âge de pierre … votre argumentaire est celui d’un enfant de 8 ans , votre culture économique ne vous permet pas d étayer une réfle...

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