"Il faut laisser à la société civile plus de droit à l'initiative et à l'expérimentation" (Cynthia Fleury)

Vivons-nous les transformations que nous souhaitons ou subissons-nous les mutations disruptives d'un monde en éternel mouvement ? Vouloir changer le monde pour un avenir meilleur implique un réel souci de l'autre et de la nature qui, par essence, ont besoin l'un de l'autre pour l'épanouissement, voire l'apaisement, des consciences. Faire l'expérience de la nature et renouer avec elle pour éviter le développement du phénomène d'amnésie environnementale : un enjeu majeur pour les générations à venir.
La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury.
La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. (Crédits : John Foley/ Opale)

LA TRIBUNE - Les nouvelles technologies, par les transformations parfois radicales qu'elles imposent, entraînent des réactions frontales en mal d'adaptation. Or ces transformations, envisagées comme outils, participent à la mise en oeuvre d'un changement souhaitable. Entre utopie et désir d'un monde meilleur, comment peut-on envisager le changement face aux mutations imposées ?

CYNTHIA FLEURY - Il y a le "changement" et le "faux mouvement" disent les théoriciens de Palo Alto, sous-entendu, la notion de changement n'est pas à l'abri des instrumentalisations politiques et économiques. Mettre en oeuvre un changement "souhaitable", c'est déjà se soucier des individus et de leur singularité : tel changement sera bon pour l'un, pas nécessairement pour l'autre. Donc, quand on réfléchit à une notion plus collective du changement, chacun doit se soucier de ne pas venir renforcer des discriminations déjà existantes. Ce n'est jamais simple.

Alors nous essayons de pratiquer un changement plus "collaboratif" dans sa définition, de réfléchir à plusieurs sur la nature et les modalités du changement à mettre en place. Plusieurs tests de légitimité du changement peuvent être sollicités : la question du consentement au changement, la réelle alternative des choix proposés, les moyens qui sont mis en face dudit changement, donc son appropriation sociale, le fait aussi que ce changement va s'inscrire dans une éthique de la reconnaissance et non pas seulement balayer un statut pour ne rien lui substituer.

Souci de l'autre et souci de la nature sont au cœur de vos réflexions. Ces sujets impliquent aussi une certaine idée d'un changement altruiste. Faut-il avoir une pensée désintéressée pour désirer un futur plus juste, responsable et durable ?

Les théories de l'altruisme s'affrontent là aussi : l'altruisme est-il un intérêt plus ou moins déguisé d'autoconservation, au sens où il faut prendre soin des autres si l'on veut en retour être soigné par eux ? Ou l'altruisme est-il un don sans souci de la réciproque ? Sans doute les deux... Que ce soit par pragmatisme raisonné et raisonnable ou par compassion, l'altruisme est nécessaire aux sociétés et aux vies individuelles.

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L'illusion de considérer l'altruisme comme une qualité innée chez certains s'est tout de même, heureusement, fissurée. Certes, il y a des tempéraments, mais il y a surtout des valeurs culturelles défendues et consolidées par des sociétés. La solidarité, par exemple, est une pure fabrication sociale. Là où l'État social fait défaut, la solidarité sera minimale, affaiblie, comme dévitalisée.

Vouloir un monde meilleur ne suffit pas à le changer. S'engager, inventer, agir sont indispensables au changement. La transmission du savoir serait-elle un levier d'expérimentations ? L'expérience par l'action serait-elle une possibilité du changement ?

Très clairement, nous sous-investissons l'expérimentation démocratique. Nous devrions être beaucoup plus agiles en termes de proofs of concepts, autrement dit, voir comment nous pouvons tester, de façon frugale et simple, des éléments de solutions et tenter ensuite une mise en échelle, au niveau des départements, des régions, de la nation.

Pour cette raison, il faut laisser à la société civile plus de droit à l'initiative et à l'expérimentation, ensuite le politique peut reprendre la main sur l'évaluation, du moins croiser cette évaluation avec ses autorités propres d'expertise, et statuer sur la montée en généralité des solutions expérimentées.

Vous avez créé la première chaire de philosophie à l'hôpital en 2016 ; vous participez à réinventer et à transformer le lieu hospitalier sous le prisme de la connaissance et de la transmission. Vous êtes donc actrice du changement que vous souhaitez et affirmez clairement la nécessité de tisser des liens pour agir. L'intelligence collective est-elle aussi une notion à repenser face aux révolutions générées par l'intelligence artificielle ?

L'intelligence artificielle, algorithmique, est une forme d'intelligence collective, au sens où elle utilise la data des usagers. C'est la version la plus basique de l'intelligence collective. En revanche, créer une éthique de la discussion, un protocole rigoureux de la participation et de la décision, est loin d'être aisé et par ailleurs n'est pas exportable dans toute situation. Prenons le cas de la chaire. Nous l'avons pensée à très peu de personnes, et proposé un modèle le plus « creative commons » possible.

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Dès lors, chacun est invité à prendre part à son évolution, voire à mettre en place dans son hôpital une chaire des humanités, en écho ou non à celle-ci. La méthode consiste donc à montrer la pertinence de ce modèle sans l'imposer, à donner des clés de déploiement pour ceux qui ont le désir d'avancer en ce sens.

Revenons au souci de la nature*, qu'il est urgent de préserver. D'autant plus que le manque d'expérience que nous en avons aujourd'hui peut s'avérer crucial. Face aux « villes-monde », face à l'urbanité hyper croissante, la ruralité naturelle tend à devenir rare. Vous évoquez d'ailleurs le phénomène d'amnésie environnementale. Pouvez-vous développer ?

La notion a été formulée par Peter Kahn, psychologue de la conservation. Avec Anne-Caroline Prévot, nous sommes revenues sur cette notion d'amnésie environnementale générationnelle et d'extinction de l'expérience de nature. C'est un fait que chaque génération considère la nature de son enfance comme le niveau de référence duquel elle part pour constater une éventuelle dégradation. Par ailleurs, les expériences de nature sont de moins en moins directes. Elles sont plus souvent indirectes, de l'ordre de la sortie scolaire dans la nature, ou encore vicariantes, par le biais d'un jeu vidéo par exemple. Nos modes de vie, plus urbanisés, ont relégué la nature loin de nous.

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Par ailleurs, notre expérience de nature est souvent très "anthropisée", de l'ordre des "espaces verts". En même temps, la conscience environnementale est plus commune, et les travaux du Giec [Groupd'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, ndlr] n'y sont pas pour rien, ni les conventions internationales pour la biodiversité. Les politiques publiques vont dans ce sens. La France a constitutionnalisé une charte de l'environnement. Les jeunes générations sont plus sensibles que celles qui les précèdent à la question environnementale. Pour éduquer les enfants, le MNHN [Muséum national d'histoire naturelle, ndlr] a mis en place des observatoires scolaires de la biodiversité, ou encore des sciences citoyennes pour collecter des données sur l'environnement.

Donc la réalité est assez ambivalente : une plus grande amnésie pour certains, et une voie vers la réconciliation pour d'autres, ou en tout cas un sens nécessaire de la reconnexion à la nature. Stephen R. Kellert parle par exemple de biophilie, pour nous rappeler à quel point la conscience humaine, pour s'épanouir, a besoin de vivre pleinement ce lien avec la nature et l'ensemble du vivant.

Comment pouvons-nous empêcher que cette dégradation de l'expérience de la nature devienne une normalité ?

En réintégrant l'expérience de nature de façon quotidienne et non strictement "finalisée" dans nos vies. Par l'urbanisation en cohérence avec la nature, certes jusqu'à un certain point, mais c'est important : trames vertes et bleues, circulations douces, réaménagement des berges, des espaces naturels, etc. Par l'éducation à la nature dès l'enfance, dans les classes, et tout au long de la vie. Par l'utilisation plus spirituelle et thérapeutique de la nature, au sens où nous vivons mieux en la complétant ou en faisant un certain type d'activités physiques, en prenant également conscience que notre santé est inséparable d'une bonne qualité environnementale.

* Cynthia Fleury a codirigé avec Anne-Caroline Prévot Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner, CNRS Éditions, 2017, 378 pages, 35 euros.

BIO EXPRESS

Enseignante et chercheur en philosophie politique, Cynthia Fleury est également psychanalyste. Professeur à l'American University of Paris, chercheur à l'unité UMR7204 CNRS-MNHN-UPMC, laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations, Muséum national d'histoire naturelle, elle travaille sur les outils de la régulation démocratique. Cynthia Fleury est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Dialoguer avec l'Orient (PUF, 2003), Les pathologies de la démocratie (Fayard, 2005 ; Livre de poche 2009) et La fin du courage (Fayard, 2010 ; Livre de poche, 2011).

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Commentaires 2
à écrit le 13/09/2018 à 12:05
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La "société civile" est de plus en plus hétéroclite et agit par consensus, remise en question en permanence! Comment voulez vous trouver une stabilité comme base? Certain la trouve dans une virtualisation du monde et s'épanche dans les médias!

à écrit le 13/09/2018 à 9:48
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"Vouloir changer le monde pour un avenir meilleur" Sachant que nos propriétaires d'outils de production et de capitaux ne sont absolument pas intéressés par vouloir un monde meilleur et sachant que les citoyens n'ont plus la main pour rien, n'ête...

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