La Camif devient une entreprise à mission

Emery Jacquillat, repreneur en 2009 du vépéciste préféré des enseignants, vient d’inscrire sa mission dans ses statuts, comme l'a fait également le groupe Nutriset. Il plaide pour un toilettage du Code civil et la création officielle de ce nouveau statut, l’une des pistes qui pourrait se dégager des réflexions en cours sur l’objet social de l’entreprise.
Dominique Pialot
Emery Jacquillat a inscrit la mission de la Camif dans ses statuts
Emery Jacquillat a inscrit la mission de la Camif dans ses statuts (Crédits : DR)

Emery Jacquillat est très sollicité dans le cadre des consultations en cours sur le projet de loi Pacte (plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), et l'on comprend pourquoi. Le jeune patron de la Camif, qu'il a reprise en 2009, est en effet l'un des tout premiers à avoir doté son entreprise d'une mission et, surtout, à l'avoir inscrite dans ses statuts depuis novembre 2017. Le fabricant de produits contre la malnutrition Nutriset avait fait de même quelques mois auparavant.

Ce qui est pour lui l'aboutissement d'un parcours mené tambour battant sous le signe de la RSE (responsabilité sociale de l'entreprise, qu'il a rebaptisée "redonner du sens à l'entreprise"), il souhaite le voir généralisé et mis à la portée de toutes les entreprises qui le souhaitent. Et pour cela, il prêche pour un toilettage du Code civil et la création d'un nouveau statut optionnel, "l'entreprise à mission".

En 2008, la coopérative des adhérents à la mutuelle des instituteurs de France (la Maif), a plus de 60 ans. Son catalogue d'équipement de la maison et de la personne, bien connu du monde enseignant, et ses méthodes de commercialisation sont quelque peu passés de mode. Criblée de dettes, l'entreprise implantée à Niort, qui emploie quelque 570 salariés, se voit acculée à la liquidation. Lorsqu'en 2009, Emery Jacquillat reprend la marque et la base de données clients, il a déjà derrière lui quelques années d'innovation dans le monde de l'ameublement. A la tête de Matelsom, l'entreprise qu'il a fondée en 1995 deux ans après avoir empoché son diplôme de HEC, il a ainsi été le premier à pratiquer la vente de literie en ligne, dès 1997, « à une époque où Google n'existait pas », rappelle-t-il.

C'est grâce à son projet à impact positif sur l'ensemble des parties prenantes qu'il remporte la mise, soutenu par la région Poitou-Charentes. Le family office du cuisiniste Mobalpa entre au capital. En 2013, le fonds d'impact investing Citizen Capital rejoindra à son tour l'aventure.

"Made in France", "conso'localisation" et "upcycling"

Le déménagement du siège social de Matelsom-Camif à Niort et la re-création de 154 emplois sont les premiers signes tangibles de cette promesse. Mais le projet ne concerne pas les seuls salariés. A partir du sigle historique, Emery Jacquillat embrasse l'ensemble de ses parties prenantes : C comme clients, A comme actionnaires, M comme monde (planète, environnement), I comme intérieur (salariés) et F comme fournisseurs. Tous sont remobilisés autour d'un des crédos du jeune patron, le "Made in France". De fait, 150 fabricants français représentent 73% du chiffre d'affaires et 99% des produits aujourd'hui sont fabriqués en Europe. La « conso'localisation », qui permet de choisir le lieu de fabrication d'un produit et le nombre de kilomètres parcourus, redonne du pouvoir au client.

Sans surprise, cette option du circuit court se traduit par une division par quatre des émissions de gaz à effet de serre liées à la logistique. L'entreprise noue aussi des partenariats avec des spécialistes de l'upcycling, qui transforment des produits usagés pour créer de nouvelles gammes. Lors du « Tour du made in France », instauré en 2015, salariés et clients se retrouvent au sein d'ateliers organisés chez les fournisseurs.

« Cela modifie les pratiques de nos fabricants, observe Emery Jacquillat. Leurs ouvriers, peu habitués à rencontrer leur patron et encore moins leurs clients, sont fiers d'être associés à la conception de nouveaux modèles. »

Certains best sellers ont d'ailleurs été co-construits lors de ce "Tour du made in France".

Plus audacieux encore, puisque « consommer responsable » rime avec « moins consommer », le site est refondu, et une place de marché est créée pour favoriser la mise en relation des clients avec des artisans locaux susceptibles de réparer et rénover leurs vieux meubles. Et, bientôt, une plateforme de dons incitera les clients à se céder leurs meubles entre eux. Outre le volet sobriété, ce sera également une manière de toucher le premier équipement, qui constitue 50% du marché total et dont la Camif est traditionnellement absente.

Gouvernance adaptée et mission bien définie

En 2015 toujours, mais dans un autre registre, la Camif - qui a renoué avec les bénéfices en 2014 et réalise un chiffre d'affaires de plus de 40 millions d'euros - innove au moins autant avec la création de la cellule'OSE. Conçu après un an de travaux avec les chercheurs de l'école d'ingénieurs Mines ParisTech spécialistes de l'objet social de l'entreprise, ce « Comité à l'Objet social étendu » regroupe le dirigeant, une salariée, un représentant des actionnaires et des administrateurs indépendants spécialistes de la RSE. C'est d'abord pour contribuer à formaliser la mission de l'entreprise qu'est créé cet organe de gouvernance, qui établit par ailleurs un rapport annuel à destination des salariés de l'entreprise faisant l'objet d'un avis au conseil d'administration.

En 2015, c'est l'élaboration du premier budget collaboratif, construit par neuf salariés volontaires.

Menées vis-à-vis des clients ou des salariés, ces initiatives permettent à l'entreprise d'obtenir en 2015 la certification BCorp, un label né aux Etats-Unis, qui distingue quelque 2.360 entreprises conciliant profit et impact. Sa note la situe parmi dans les 10% plus performantes au monde. Une étude d'impact réalisée en 2016 par le cabinet de conseil spécialisé Utopie montre que l'activité de l'entreprise a un effet multiplicateur de x 14 sur son écosystème, dont 25% en région Nouvelle Aquitaine (qui ne représente que 9% des emplois nationaux).
Après deux ans de co-construction, la mission est clairement formalisée.

« Proposer des produits et services pour la maison, conçus au bénéficie de l'Homme et de la planète. Mobiliser notre écosystème (consommateurs, collaborateurs, fournisseurs, actionnaires, acteurs du territoire), collaborer et agir pour inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d'organisation. »

« Sans cette définition précise, il nous aurait été plus difficile de prendre certaines décisions comme la création de la plateforme de dons », veut croire Emery Jacquillat.
La cellule'OSE, qui va s'élargir en accueillant des représentants de toutes les parties prenantes (fournisseur, acteur du territoire, représentant des clients), doit désormais s'atteler à définir des indicateurs afin d'évaluer que l'entreprise fonctionne effectivement conformément à sa mission.

Troisième voie entre ESS et capitalisme

En 2017, elle a soumis au conseil d'administration la modification de l'objet social et l'adoption d'un objet social étendu, l'ajout d'un article portant sur la gouvernance et la modification des missions du conseil d'administration. Conformément aux principes des CBorp, administrateurs et dirigeants doivent désormais prendre en compte l'impact positif sur les enjeux économiques, sociaux, sociétaux et environnementaux de l'ensemble des parties prenantes.
En intégrant sa mission dans ses statuts en novembre dernier, la Camif est devenue la première entreprise à mission française. Cette décision engage toutes les parties prenantes, à commencer par ses actionnaires, et l'entreprise pourrait perdre son statut si elle n'honorait pas ses engagements.
Convaincu par sa propre expérience de l'impact positif sur l'engagement des parties prenantes et leur fidélité, la pérennité de l'entreprise, l'innovation et la création de valeur, Emery Jacquillat plaide pour la création officielle de ce statut d'entreprise à mission, ainsi mis à disposition du plus grand nombre d'entreprises.

« Cela permettra de différencier positivement les entreprises qui agissent au bénéfice de l'homme et de la planète en mobilisant l'ensemble de leurs parties prenantes. » A la clé : un fléchage plus simple des investissements qui se veulent responsables, et un encouragement pour les sociétés classiques à emprunter la même voie. » C'est également, veut-il croire, un gage de structuration des politiques de RSE et un garde-fou contre le RSE-washing.

25 ans pour détrôner Ikea

Un « léger toilettage » de l'article 1833 du Code civil, ajoutant que « l'objet de la société peut inclure la poursuite d'une utilité sociétale, sociale et environnementale », lui semble nécessaire pour ouvrir cette troisième voie à mi-chemin entre ESS (économie sociale et solidaire) et capitalisme pur jus.

Ce n'est pas aujourd'hui le seul cheval de bataille d'Emery Jacquillat. Il a également initié une pétition pour une TVA responsable à taux réduit sur les produits et activités respectueux de la planète, qui pourrait figurer dans la feuille de route sur l'économie circulaire et être inscrite dans le prochain projet de loi de finance.

Pas question pour autant de perdre de vue son ambition d'entrepreneur : le modèle expérimenté en France étant parfaitement réplicable à l'étranger avec des partenaires locaux, il se donne 25 ans pour détrôner Ikea.

Dominique Pialot
Commentaires 2
à écrit le 13/02/2018 à 15:07
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créer une entreprise qui a une mission : oui bien sûr : c'est la norme dans le système anglo saxon et libéral : je construit un projet dont les objectifs seront sur le long terme !! celui qui cherche seulement à gagner de l'argent à court terme est ...

à écrit le 13/02/2018 à 9:07
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Il y a en effet de la place pour une entreprise à caractère humain, il serait temps même, maintenant attention, la camif bénéficie de la meilleure clientèle qu'il soit mais menacée à terme par l'austérité budgétaire et les messes néolibérales de nos ...

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