
Cas de force majeure oblige, le discours sur la sobriété énergétique a bien changé au sommet de l'Etat. Et pour cause, alors qu'il y a encore quinze mois, le mot était tabou au sein du gouvernement, la guerre en Ukraine et le choc d'offre ayant secoué l'Europe ont renversé la table. Au point que, selon Bercy, ce levier s'avère désormais « incontournable » pour permettre à la France d'assurer sa sécurité d'approvisionnement et réduire ses émissions de CO2.
Mercredi, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a même fixé un cap fort en la matière : la sobriété devra contribuer « a minima à 15% » à la baisse des rejets de gaz à effet de serre du pays d'ici à 2030 (-55% par rapport à 1990), jusqu'à « taquiner 20%, voire un peu plus », a-t-elle assuré lors d'une audition parlementaire. Soit un objectif plus ambitieux encore que celui de France Stratégie dans son rapport sur « les incidences économiques de l'action pour le climat », commandé par la Première ministre et publié deux jours plus tôt, qui table, lui, sur une part « entre 12% et 17% ».
L'idée serait donc d'enclencher une « inflexion des modes de vie vers la recherche d'un moindre impact sur l'environnement », selon la définition du gestionnaire du réseau de transport d'électricité RTE. Autrement dit, de « changer les comportements » vers une moindre consommation d'énergie, plutôt que de miser uniquement sur des « paris technologiques », a clarifié Agnès Pannier-Runacher mercredi. Signe de la montée en puissance du sujet, l'audition se déroulait devant l'Office parlementaire des choix scientifiques (OPECST), habitué aux sujets les plus techniques.
Surtout, il noircit désormais l'agenda des ministres : mardi, le gouvernement a lancé un groupe de travail sur la question, en amont du projet de loi énergie-climat, et compte dévoiler à la mi-juin l' « Acte 2 » de son désormais fameux « plan sobriété » enclenché à l'automne 2022.
Changement de méthode
Pourtant, dans son discours structurant sur la politique énergétique du 10 février 2022, un mois avant le début de la guerre en Ukraine, le président Emmanuel Macron adoptait un tout autre ton. S'il avait bien glissé le mot « sobriété », ce n'était que pour évoquer la « rénovation des logements », la « mutation progressive du parc automobile » vers l'électrique, ou encore la décarbonation des procédés industriels et du BTP. Autant d'actions qui touchent à un autre sujet : celui de l'efficacité énergétique. C'est-à-dire la capacité à consommer moins, sans bouleverser les usages, grâce à l'avancée du progrès technique. Par exemple, alors que l'efficacité énergétique vise à modifier le moteur des véhicules, la sobriété implique de revoir en profondeur les modes de déplacement afin de limiter ceux en voiture individuelle.
« Ça n'est pas par la décroissance, ça n'est pas par la restriction qu'on arrivera à économiser 40% d'énergie [d'ici à 2050] [...] C'est par l'innovation, c'est par la transformation de nos processus industriels, de nos pratiques, par des choix d'investissements, là aussi, de la nation », avait asséné le chef de l'Etat, balayant l'idée d'une « austérité énergétique ».
Pris de surprise par l'offensive en Ukraine de la Russie, fournisseur historique de gaz de l'Europe, mais aussi par l'indisponibilité historique du parc nucléaire d'EDF et par le manque d'eau dans les barrages hydroélectriques, Emmanuel Macron s'était finalement résolu à changer de méthode. En pleine crise, le plan sobriété avait donc vu le jour en octobre dernier, avec la réunion de 10 groupes de travail sectoriels et la fameuse campagne de communication « J'éteins, je baisse, je décale ».
Et les premiers résultats ont dépassé les espérances, a souligné mercredi Agnès Pannier-Runacher : alors que l'Hexagone faisait face à un déficit criant d'énergie à l'hiver 2022, les Français ont réduit de 12% leur consommation globale de gaz et d'électricité sur la période (après correction des effets météorologiques). Ce qui a permis d'éviter 20 signaux Ecowatt, cette application lancée fin novembre pour alerter les Français lors des moments les plus tendus sur le réseau, « 8 oranges » (indiquant un manque de marges) et « 12 rouges » (correspondant à un risque imminent de coupure), a précisé la ministre.
« C'est absolument massif : on n'a pas de trace de trajectoire équivalente dans les 50 dernières années. [...] Nous avons su faire en trois mois ce que notre pays n'avait pas su faire en 30 ans », s'est-elle félicitée.
Un bouleversement systémique
Mais « pérenniser » ce mouvement, comme voulu par Agnès Pannier-Runacher, ne sera pas chose aisée. Car selon les spécialistes, celui-ci ne doit pas reposer sur la bonne volonté des consommateurs, mais sur une approche systématique organisée.
« Il y a une part de changement individuel, mais cela ne peut être qu'une petite partie du chemin. En fait, il ne s'agit pas simplement de dire aux gens de fermer le robinet quand ils ne l'utilisent pas, mais de changer les infrastructures et les manières de produire », expliquait il y a quelques mois à La Tribune Thomas Pellerin-Carlin, alors directeur du centre énergie de l'institut Jacques Delors.
Dans son rapport remis lundi à la Première ministre, France Stratégie aborde d'ailleurs ce sujet : « Au fil de phases successives se sont graduellement imposés des modes de vie de plus en plus énergivores. La périurbanisation a ainsi installé une dépendance à la voiture individuelle [...]. Éloignement des commerces, des services publics, des lieux de loisir et des aménités urbaines ont solidifié un mode de vie qui crée une forte inertie dans la consommation des ménages. Envisager la sobriété en ignorant cette dimension systémique est donc illusoire. Comme l'écrit Pierre Veltz, ''il est difficile de demander de la sobriété individuelle au sein d'une société organisée autour de l'abondance et du gaspillage'' », peut-on lire.
Sur la mobilité, par exemple, la vente des SUV continue d'exploser, avec une augmentation continue de la taille et de la puissance des véhicules achetés, qui effacent les gains obtenus techniquement sur l'efficacité des moteurs. Quant au logement, malgré une concentration de l'habitat, le désir du pavillon individuel avec jardin semble toujours prégnant chez les Français. Si bien que, selon RTE, la plupart des leviers indispensables à une trajectoire de sobriété sont « contre-tendanciels », comme le fait de ne plus construire aucun bâtiment neuf. « C'est un sujet très lourd, voire tabou », a d'ailleurs insisté le directeur exécutif de RTE, Thomas Veyrenc, lors d'une table-ronde organisée à l'Académie du climat le 14 avril dernier. « Il s'agit du débat le plus conflictuel en France », bien plus encore que « celui sur le nucléaire et les renouvelables », a-t-il ajouté.
Des mesures hésitantes
À cet égard, les mesures de l'exécutif semblent bien timides. Limitées notamment à des spots publicitaires, ou à un engagement des entreprises à chauffer les bureaux à 19°C, et des exploitants de gares et d'aéroports à mettre en veille les écrans en-dehors des heures d'ouverture, celles-ci n'initient pas de changement profond des modes de vie. Selon France Stratégie, la sobriété doit pourtant passer par une évolution des « normes collectives ». Il n'empêche que, sur la limitation de vitesse à 110 km/h sur l'autoroute, la suppression de lignes aériennes rentables ou encore l'interdiction de certaines publicités, le gouvernement botte en touche. Et préfère passer par des incitations, au covoiturage et au télétravail par exemple.
« Il y a beaucoup d'éléments encore peu explorés », a reconnu mercredi Agnès Pannier-Runacher. Et d'ajouter, comme pour souligner la difficulté du sujet : « J'ai demandé à des étudiants d'école de commerce : ''c'est quoi le marketing et la pub dans un monde durable, et comment vous les enseignez ?'' »,.
D'autant que le deuxième levier de sobriété identifié par France Stratégie, le « signal-prix », a également été largement amoindri en France, notamment pour les particuliers. Concrètement, l'idée serait de renchérir les produits et services les plus polluants, via une taxe carbone par exemple, afin d'inciter les consommateurs à s'en détourner. Mais dès l'automne 2021, face à la flambée des cours de l'énergie, le gouvernement a gelé les tarifs du gaz et de l'électricité. De quoi entraîner des subventions massives aux combustibles fossiles, non ciblées vers les nécessiteux. Une preuve supplémentaire que sur ce sujet socialement explosif, l'exécutif marche sur des œufs.
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