L'Allemagne, la Bulgarie, l'Italie, et même la France. De plus en plus de pays examinent la possibilité de recourir davantage au charbon dans les prochains mois pour réduire leur dépendance à l'égard du gaz russe. Dans l'Hexagone, la centrale à charbon de Saint-Avold, qui doit fermer ses portes ce jeudi, pourrait ainsi redémarrer ponctuellement pour sécuriser l'approvisionnement électrique du pays lors de l'automne et de l'hiver prochains.
A l'échelle mondiale, tout laisse à penser que la production d'électricité à partir du combustible noir devrait atteindre des sommets, alors même que les quantités d'électricité produite à partir du charbon ont déjà bondi en 2021, dopées par la reprise économique mondiale. Or, la production d'électricité reste le premier secteur émetteur de CO2 dans le monde, avec 41 % du total des émissions dues à la combustion d'énergie.
A première vue, l'invasion de l'Ukraine par la Russie devrait donc porter un violent coup d'arrêt à la transition vers un monde bas carbone, du moins sur le court terme, avec comme corollaire un envol des émissions de CO2 en 2022. Une hypothèse balayée par l'économiste Patrice Geoffron, directeur du centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières de Paris-Dauphine, qui ne voit "pas à court terme une forte montée des émissions de CO2 en Europe".
Le recours au charbon compensé par la chasse au gaspi
"Sur le court terme, il y a deux phénomènes qui se contrebalancent : d'un côté, l'impératif de sécuriser l'approvisionnement du système électrique, y compris en mettant des options sur des centrales à charbon. De l'autre, l'effet de la hausse des prix (des énergies fossiles, ndlr) sur le pouvoir d'achat et la manière dont nos comportements vont devoir évoluer. Nous allons devoir regarder de plus près nos consommations de gaz, d'électricité et de produits pétroliers", a expliqué l'économiste lors d'un échange avec la presse ce mardi 29 mars, organisé par l'Association des journalistes de l'environnement.
Selon Patrice Geoffron, les prix des énergies fossiles acheminés vers l'Europe seront forcément plus élevés car le marché mondial du gaz, des produits pétroliers et du charbon va se diviser en deux : le marché russe vs le marché non russe.
"Pour se sourcer sur le marché non russe, nous payerons plus cher", affirme-t-il.
Il faudra, en effet, faire venir du pétrole de pays plus lointains, le diesel sera également transformé dans des régions plus éloignées. Il y aura en quelque sorte "un premium de sécurité énergétique", résume-t-il.
Les prix des énergies fossiles seront aussi plus volatiles. "Ce marché avait ses propres infrastructures et ses contrats ancrés dans le temps. Il va être profondément modifié donc cela va engendrer plus d'incertitudes et donc d'instabilité dans les prix", détaille-t-il. Enfin, les énergies fossiles seront disponibles en moins grands volumes.
Une croissance économique plus faible
En France, les effets de la hausse des prix de l'énergie sur le pouvoir d'achat sont, pour l'heure, biaisés par le bouclier tarifaire mis en place par le gouvernement. "Aujourd'hui, ce bouclier nous rend indifférents, mais en Italie, les consommateurs ont vu leur facture énergétique exploser", souligne-t-il. Une addition beaucoup plus salée qui contraint mécaniquement les ménages à plus de sobriété, en évitant les bains, en baissant le chauffage ou en limitant les trajets en voiture par exemple. Un sujet aujourd'hui complètement absent du débat politique français, à 13 jours du premier tour de l'élection présidentielle.
A court terme, un troisième élément pourrait aussi jouer en faveur d'une baisse des émissions de CO2. La guerre en Ukraine perturbe fortement les chaînes de production et ébranle notamment l'industrie automobile, déjà épuisée par deux années de crise successives. "Ces perturbations vont avoir un effet sur le PIB, qui est déterminant dans les émissions de CO2", pointe l'économiste. Autrement dit, une plus faible croissance économique devrait conduire à une plus faible croissance des émissions.
Les solutions décarbonées plus compétitives
Sur le moyen terme, l'invasion de la Russie en Ukraine pourrait même accélérer la transition énergétique, estime Patrice Geoffron. "Je suis optimiste", confie le professeur d'économie. La hausse et l'instabilité des prix des énergies fossiles devraient, en effet, rendre les solutions décarbonées plus compétitives. L'écart entre le prix du gaz naturel acheminé en France depuis l'étranger et celui du biométhane produit localement à partir de déchets se réduira. Le même phénomène devrait s'observer entre le prix de l'hydrogène gris (fabriqué à partir de gaz naturel suivant un procédé de vaporeformage) et l'hydrogène vert (produit par électrolyse de l'eau grâce à une électricité bas carbone ou produite à partir d'éoliennes ou de panneaux solaires).
L'économiste est, par ailleurs, convaincu de l'importance de la sobriété énergétique dans la décennie à venir. "Aujourd'hui, environ 20% de la population française (les personnes en situation de précarité énergétique ou précaires en termes de mobilité, ndlr) est d'ores et déjà soumise à des efforts de sobriété contraints. La question est de savoir comment on élargit ces efforts de sobriété", pointe-t-il.
Des points de vigilance
Plusieurs bémols pourraient toutefois enrayer cette nouvelle dynamique vers un monde bas carbone. Le recours massif au gaz naturel liquéfié (GNL) par l'Union européenne, en substitut du gaz russe, pourrait créer une forte concurrence mondiale qui conduirait à augmenter le prix de ce gaz liquéfié. De quoi ancrer les pays les moins opulents dans le charbon.
Autre point de vigilance : la construction de nouvelles infrastructures énergétiques. "Plus de charbon (temporairement, ndlr) pourquoi pas, mais faire sortir de terre plus de centrales à charbon ce serait très problématique", estime le professeur d'économie. Ce dernier se préoccupe également du projet de gazoduc EastMed, en Méditerranée orientale. "Ce projet est assez inquiétant d'un point de vue environnemental. Toute infrastructure pérenne a son contenu de CO2 et cela vaut pour les nouveaux tuyaux d'EastMed", juge-t-il. Même inquiétude pour la construction des nouveaux terminaux méthaniers dédiés à l'importation du GNL, dont l'impact environnemental sera bien plus important que celui des plateformes flottantes et transitoires, comme celle envisagée par le ministère de la Transition écologique, TotalEnergies, GRTGaz et Haropa Port.
Enfin, la transition énergétique ne pourra s'accélérer qu'à condition que les investissements dans les solutions d'énergie propre soient suffisants. La réduction de l'écart de compétitivité entre les solutions carbonées et décarbonées "est subordonnée à la capacité de nos sociétés à se mobiliser et à trouver les bons mécanismes publics/privés", estime Patrice Geoffron. De même, l'économiste estime primordiale la création d'une boîte à outils adéquate pour accompagner les populations les plus précaires dans cette transition. "Et aujourd'hui, les bons outils on ne les a pas", tranche-t-il.
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