Joël Barre, l'homme qui va tenter de dompter l'atome en France

DOSSIER SPÉCIAL. Après une carrière bien remplie dans la défense et l'espace, l'ancien Délégué général pour l'armement Joël Barre a décidé de s'engager dans une nouvelle aventure vertigineuse : participer à la relance du nucléaire en France. Il est le premier patron de la Délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN) chargée de superviser la maîtrise d'ouvrage d'EDF et coordonner l'ensemble des services de l'État parties prenantes dans la relance du nucléaire civil.
Michel Cabirol
La mission de Joël Barre (photo) est claire : remettre la filière nucléaire français sur la bonne voie après tant de déboires (Flamanville, Olkiluoto) en guidant au plus près EDF sur le toit de l'Europe. Et l'ancien délégué général pour l'armement (DGA) est comme un alpiniste, certes chevronné, mais au pied d'une montagne piégeuse et imprévisible à gravir.
La mission de Joël Barre (photo) est claire : remettre la filière nucléaire français sur la bonne voie après tant de déboires (Flamanville, Olkiluoto) en guidant au plus près EDF sur le toit de l'Europe. Et l'ancien délégué général pour l'armement (DGA) est comme un alpiniste, certes chevronné, mais au pied d'une montagne piégeuse et imprévisible à gravir. (Crédits : DR)

C'est un défi immense. Et l'ancien délégué général pour l'armement (DGA) Joël Barre est comme un alpiniste, certes chevronné, mais au pied d'une montagne piégeuse et imprévisible à gravir. Loin des voies plus ou moins balisées des sommets qu'il a jusqu'ici pratiquées tout au long de sa carrière dans le domaine spatial et de la défense depuis ses débuts à la Direction générale de l'armement (1979), puis au CNES (1997), ensuite chez Snecma en 2001 (devenu Safran), et à nouveau au CNES (2007), et, enfin, lors de son retour à la DGA en tant que premier de cordée (2017-2022). Bien sûr, il a quand même dû affronter de nombreuses tempêtes, aussi violentes que soudaines, sur des grands programmes d'armement (Barracuda, Eurodrone, SCAF, char du futur MGCS...) et du spatial (Ariane 5). Mais depuis novembre, Joël Barre a accepté une nouvelle mission d'une envergure sans pareille en tant que Délégué interministériel au nouveau nucléaire (DINN), qui est sous l'autorité de Matignon.

La Délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN) va aider au pilotage d'un « immense chantier qui pèse plus de 60 milliards d'euros, qui a vocation à s'étaler sur plus d'une quinzaine d'années et qui va mobiliser plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers, de techniciens et d'ingénieurs tout au long de ce programme. C'est un des plus grands chantiers jamais construits en France depuis au moins 30 ou 40 ans, que d'avoir ces constructions de six réacteurs », rappelle-t-on à l'Élysée. Et EDF et la DINN sont déjà convaincus qu'il faut réaliser les six EPR 2 par paire, c'est-à-dire construire deux réacteurs sur chaque site en respectant le même standard pour tenir les délais. Si, initialement, le programme des six EPR a été évalué à 51,7 milliards aux conditions économiques de 2020, la facture pourrait s'envoler avec l'inflation au-dessus de la barre des 60 milliards en euros courants.

Au centre des politiques énergétiques mondiales

Certes, la mission de Joël Barre n'est pas impossible, mais elle se caractérise par une extrême complexité, en raison, entre autres, de vents contraires qui soufflent contre le nucléaire en France. Toutefois, l'opinion française semble avoir évolué. Selon un sondage de l'institut Odoxa, 60% des Français se disent aujourd'hui favorables au nucléaire. Au niveau international, le nucléaire revient dans les politiques énergétiques de plusieurs grands pays, y compris en Europe. C'est le cas du Japon, mais aussi de la Suède qui met ses pas dans ceux de la Finlande. Tout comme la Belgique, qui vient de prolonger des centrales qu'elle devait pourtant fermer, et les Pays-Bas qui s'intéressent à nouveau au nucléaire.

« Il faut sortir de cette guerre théologique ou guerre de tranchées entre pro et anti-nucléaires », assure Joël Barre, lors d'un entretien dans son bureau à l'Hôtel de Roquelaure au ministère de la Transition écologique. « Il me semble qu'on devrait arriver à obtenir un consensus en France sur ce projet. »

Pour gagner la bataille de l'atome, la France a donc pris son bâton de pèlerin pour rassembler les nations favorables au nucléaire en Europe. Ainsi, onze États membres de l'UE (Bulgarie, Croatie, France, Hongrie, Finlande, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie) ont affirmé leur volonté de renforcer la coopération européenne dans le domaine de l'énergie nucléaire. Une bonne méthode pour isoler l'Allemagne, qui joue très clairement, dans le domaine du nucléaire, contre la France. « Il faut un club des utilisateurs du nucléaire, et les circonstances s'y prêtent », estime le patron de la DINN. « La période est propice à une opportunité de coopérations multilatérales. » Le projet de SMR (small modular reactor) pourrait devenir une opportunité d'une coopération soit bilatérale, soit multilatérale avec des pays européens intéressés.

Remettre d'aplomb la filière

La mission de Joël Barre est claire : remettre la filière nucléaire français sur la bonne voie après tant de déboires (Flamanville, Olkiluoto) en guidant au plus près EDF sur le toit de l'Europe en développant les EPR 2 et les futurs petits réacteurs modulaires (SMR), dont le nom de code est Nuward.

« La mission de la DINN a deux volets, précise le DINN. Le premier est de superviser la maîtrise d'ouvrage d'EDF. Je pourrais dire aussi challenger ou aiguillonner. En revanche, je n'aime pas trop le mot contrôler parce que ça fait un peu administration. Le second volet est coordonner sous l'autorité du Conseil de politique nucléaire l'ensemble des services de l'État qui sont parties prenantes. »

Car, selon le décret du 7 novembre 2022 instituant une délégation de programme interministérielle au nouveau nucléaire, Joël Barre doit assurer la supervision de la réalisation de programmes industriels de construction de nouveaux réacteurs électronucléaires en France, en lien et dans le respect des compétences des administrations centrales et des services à compétence nationale relevant des ministres chargés de l'énergie, de l'environnement, de la sûreté nucléaire, de l'industrie, de l'économie et du budget, ainsi qu'avec les préfets des territoires d'implantation des nouveaux réacteurs.

Pour cette mission trapue, le DINN a accepté de partir avec une équipe très légère qu'il est en train de recruter. Pas plus de 15 personnes à l'horizon 2024. En novembre, il a commencé en solo en arrivant sur la pointe des pieds dans son bureau spartiate de l'hôtel Roquelaure. Il a dû gérer son agenda sans secrétaire - plutôt bien, même s'il a raté un rendez-vous avec un ministre...

D'ici à l'été, il aura recruté sept personnes. Il a notamment déjà recruté mi-décembre son adjoint, Vincent Le Biez, un passionné de l'atome venu de l'Agence des participations de l'État (directeur de participations Industrie) et... une secrétaire. « Mais nous ne sommes pas seuls, explique-t-il en souriant. Nous nous appuyons sur les administrations avec qui nous travaillons, celles qui font partie de notre relation au quotidien, comme la Direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) et, pour l'essentiel, ici, au ministère de la Transition écologique (MTE). Et puis évidemment il y a Bercy, notamment la direction du Trésor, la direction des entreprises (DGE), et puis l'APE, qui est l'actionnaire d'EDF. »

Des ministères dont il connaît les rouages de certains par cœur, comme Bercy, contre lequel il a de temps en temps guerroyé pour obtenir plus de crédits. C'est un peu moins le cas pour le MTE, et pour le ministère de la Transition énergétique dont il relève pour sa gestion administrative. Enfin, il se fera épauler par un groupe d'experts indépendants, présidé par l'ancien patron de Naval Group, Hervé Guillou, pour superviser les avancées des travaux.

Sur le volet industriel, Joël Barre nourrit quelques inquiétudes sur l'efficacité de la filière industrielle du nucléaire, composée de 3.000 entreprises. Beaucoup trop pour un seul produit, selon Joël Barre. Cette filière n'est pas à son optimum. « Il y a vraiment un défi de montée en puissance et de structuration de la filière industrielle, affirme-t-il. C'est effectivement un enjeu important pour cette filière, qui est beaucoup moins bien organisée que dans le domaine de la défense et de l'espace. » La DINN, avec le concours de la DGEC et de la DGE, a également lancé ce chantier important pour la réussite du programme. Elle s'appuie également sur le groupement professionnel, le Gifen, qui a été créé en... 2018.

Un train déjà lancé

Le programme EPR 2 a déjà été lancé et Joël Barre a pris le train en marche. En 2019, EDF a proposé à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) un premier document appelé le DOS (Dossier d'objectifs de sûreté), qui a été validé par l'ASN, étroitement associé à ce programme majeur pour la France.

En 2021, EDF a remis à l'ASN un rapport complet sur la sûreté des EPR 2, qui tient compte des observations du gendarme du nucléaire. Puis, EDF va sortir en mai un dossier de demande d'autorisation de création (DAC) qui, une nouvelle fois, va être soumis à l'ASN, pour valider définitivement la conformité aux objectifs de sûreté et aboutir à un décret d'autorisation de création du gouvernement. Il est prévu à ce stade à la mi-2026.

« Conformément à la loi, l'ASN dispose de trois ans (entre mi-2023 et mi-2026) pour donner son avis et prononcer son acceptation du dossier sur les EPR 2 en termes de conformité aux exigences de sûreté », explique Joël Barre.

Enfin, le débat public a été engagé entre fin octobre 2022 jusqu'au 27 février au cours de dix réunions à travers toute la France. Joël Barre en a d'ailleurs suivi quatre. À partir de cette date, la commission particulière du débat public a deux mois pour faire son rapport. A la remise de ce document, EDF aura un mois pour y répondre et prendre en compte les conclusions du débat public pour les glisser dans le dossier de demande d'autorisation que l'électricien va déposer fin mai.

Le document de la commission particulière du débat public « sera mis en entrée de la revue du programme de mi-2023 et je souhaite que cette revue réponde aux arguments techniques, c'est-à-dire de bonne foi et qui pose de vraies questions. Donc, la sortie du débat public constitue une entrée de la revue de programme à travers les réponses qu'EDF devra apporter aux conclusions du débat public », affirme le patron de la DINN.

Début du chantier le 1er juillet 2024 ?

Tic-tac, tic-tac, tic-tac... le compte-à-rebours est lancé pour la mise en service en 2035 du premier EPR 2. « À partir de 2035 avec l'arrivée des deux premiers EPR, on pourrait en construire un par an. Si on en fait quatorze (six plus les huit en option), ça nous amène jusqu'en 2050. Mais il faudra avoir une meilleure estimation de la capacité de réalisation que ce qu'on a aujourd'hui. Est-ce un par an ? Est-ce qu'on peut faire mieux ? Est-ce qu'on ne peut pas faire autant ? Nous aurons les réponses avec le développement de l'EPR 2 qui va nous apporter ce retour d'expérience », explique Joël Barre.

Le calendrier est ambitieux au regard des nombreux déboires de Flamanville. Mais « à ce stade, le programme ne suscite pas d'inquiétude particulière par rapport au calendrier, à condition de bien tirer tous les enseignements de Flamanville », estime-t-il. Le défi pour EDF est de garantir les performances de puissance et de sûreté de l'EPR 2 avec un design le plus simplifié possible par rapport à l'EPR de Flamanville, qui était à l'origine un programme... franco-allemand. Ce qui n'a pas vraiment simplifié le programme.

Calendrier ambitieux, mais donc raisonnable, selon Joël Barre. D'autant qu'EDF a pris de la marge pour tenir compte d'éventuels aléas, qui pourraient faire glisser dans le temps le programme. Ce calendrier a été défini à la suite de deux audits réalisés en 2019 et 2021 par des cabinets de conseil sous la conduite des services de l'État.

Fin 2023, un nouveau calendrier, qui prendra en compte les conclusions de la revue de programme (design préliminaire des réacteurs), programmée entre juillet et octobre 2023, sera dévoilé. Le succès de cette revue de programme, elle-même préparée par un audit prévu entre mi-mars et fin juin, devrait engager le lancement de la phase suivante, c'est-à-dire la définition détaillée des EPR 2. Soit la première étape du développement.

En outre, ce calendrier prendra en compte les objectifs affichés par le Conseil de politique nucléaire, dont la prochaine réunion doit se tenir en juin. Il portera sur un projet de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et définira la puissance en térawattheures nucléaires déterminée à l'horizon 2035.

« Entre 500 térawattheures nucléaires aujourd'hui et peut-être 600 à cet horizon ? Cela fait partie des calculs qu'il faut affiner par rapport au travail réalisé par RTE dans ses scénarios. Il faut une spécification des besoins en matière de mix énergétique », estime Joël Barre.

Sur la construction proprement dite, le gouvernement souhaite aller vite, très vite. « Nous allons commencer par ces travaux dits préparatoires sur le premier site, à Penly », prévient Joël Barre. EDF a besoin d'une autorisation environnementale et de l'urbanisme pour lancer tous les travaux, qui n'ont pas de lien avec les infrastructures nucléaires.

Mais cette condition est suspendue à l'adoption du projet de loi d'accélération des processus d'autorisation nucléaire, actuellement en cours d'examen au Parlement. Ce qui permettra à EDF d'engager les travaux préparatoires sans attendre l'avis de l'ASN et le décret d'autorisation de création, qui conditionne la réalisation des réacteurs proprement dit.

« L'objectif de ce projet de loi est de simplifier autant que possible les procédures, limiter les documents nécessaires vraiment au juste besoin, limiter les conséquences des contentieux qui peuvent apparaître. Nous devons être capables de traiter ces contentieux de manière aussi rapide que possible tout en étant respectueux du droit, du droit de l'environnement et du public », souligne le Délégué.

Si elle est adoptée, cette loi permettra à EDF, qui aura donc déposé ses demandes d'autorisation fin mai, d'engager des travaux préparatoires à partir de la mi-2024. Le lancement du chantier de Penly pourrait débuter au 1ᵉʳ juillet 2024. « Cette loi nous permet de gagner environ un an et demi sur le démarrage du chantier par rapport à ce que l'on ferait si on ne modifiait pas les documents législatifs et réglementaires en l'état actuel », estime Joël Barre.

Sans cette loi, EDF devrait attendre le décret d'autorisation de création, qui ne peut pas intervenir avant mi-2026. Enfin, le « premier béton nucléaire », dans le jargon du nucléaire civil - soit le début de la construction des installations nucléaires -, doit commencer, selon le calendrier défini aujourd'hui, « avant la fin de l'année 2027 » pour une mise en service en 2035. Des délais qui pourraient être réajustés à la fin d'année dans le cadre d'un calendrier réactualisé. Pour toute l'équipe nucléaire, le sommet est encore loin et les occasions de dévisser seront nombreuses. Mais elle semble aguerrie pour réussir cette ascension.

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Commentaires 9
à écrit le 15/03/2023 à 18:43
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Une aventure vertigineuse ? La relance du nucléaire ? Mais la France était au début des années 2000 le deuxième pays producteur d'électricité avec cette énergie ! De spécialiste à rigolo en moins de 20 ans que s'est il passé ?

à écrit le 15/03/2023 à 12:26
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Joel Barre a 68 ans. Vous croyez que son métier n'est pas stressant? Pas honte de vouloir se faire entretenir par les autres à 62 ans?

le 15/03/2023 à 14:07
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Parfaitement d'accord si vous voulez un patron pour relancer une filière vous prenez un ingénieur de 40 ans pas de 68 ans sur le tard. M Barre a droit à sa retraite et place à ceux qui vont porter les projets.

le 15/03/2023 à 14:41
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Le travail des uns crée le travail des autres en multipliant les opportunités. Il n'y a pas d'effet substitution sauf dans une économie administrée où tout est planifié et c'est la vision de l'économie de ceux qui n'ont jamais rien entrepris et risq...

le 15/03/2023 à 14:42
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errata corrige: déclarations de patrimoine

le 15/03/2023 à 18:15
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Sans doute avez vous raison ,cependant j’y mettrais un bémol ,prenons le cas de la reconstruction de Notre Dame sans un général en retraite mais avec une réel autorité ont n’en serait encore au retrait des gravas, je me souviens d.un jour ou il pouss...

le 16/03/2023 à 14:31
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Rien à dire sur l’âge si l’homme est compétent et à la hauteur du job à accomplir !!

à écrit le 15/03/2023 à 9:16
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Nous avons en mémoire ce qui s'est passé en 1974 avec le plan Messmer, il faut s'en inspirer de mémoire il existait à l'époque une puissante direction technique et s'agissant de nucléaire il vaudrait mieux mettre un spécialiste de ce sujet qu'un spéc...

le 15/03/2023 à 14:09
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Remarque parfaitement exacte, des ingénieurs performants chez EDF il en reste, prendre des trentenaire au mieux de quadras, des gens qui veulent mouiller le maillot comme l'on fait leurs grands parents dans les années 1970 1980

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