
Le 15 avril dernier, l'Allemagne a dit adieu à ses trois dernières centrales nucléaires, laissant en héritage un vif débat sur son approvisionnement énergétique dans un contexte d'urgence climatique et de tension géopolitique accrue. Mais contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'histoire allemande de l'atome civil n'est pas complètement finie pour autant. En effet, si le gouvernement fédéral a décidé de mettre fin à l'exploitation de la fission nucléaire, le pays ne se désintéresse pas de la fusion nucléaire, loin de là.
Contrairement à la fission nucléaire, sur laquelle repose toutes les centrales nucléaires en fonctionnement dans le monde, la fusion nucléaire ne consiste pas à casser des noyaux lourds d'uranium pour libérer de l'énergie, mais à faire fusionner deux noyaux d'hydrogène extrêmement légers pour créer un élément plus lourd. Dans le détail, le mariage forcé du deutérium et du tritium permet de produire de l'hélium et un neutron. Cette réaction doit alors permettre de générer des quantités massives d'énergie sous forme de chaleur, qui peut ensuite être transformée en électricité grâce à une turbine.
Une technologie plus sûre et produisant moins de déchets
Si l'Allemagne ne lui a pas tourné le dos, c'est que ce procédé, qui vise à reproduire sur Terre l'opération à l'œuvre dans les étoiles, coche, a priori, toutes les cases. L'électricité que la fusion nucléaire pourrait délivrer serait quasi illimitée et décarbonée. Surtout, elle serait sûre, car il n'y a pas de risque d'emballement des réactions, et produirait très peu de déchets de haute radioactivité à vie longue, ceux que la France entend enfouir à 500 mètres de profondeur, dans le cadre de Cigéo, et qui soulèvent des questions éthiques.
L'Allemagne est ainsi l'un des pays les plus en pointe en matière de recherche sur la fusion nucléaire. Sur son territoire, trois organisations mènent des travaux dans ce domaine : l'Institut Max Planck de physique des plasmas (IPP), l'institut de technologie de Karlsruhe, ainsi que le centre de recherche de Jülich, situé près d'Aix-la-Chapelle.
La recherche allemande à la pointe
A lui seul, l'IPP emploie quelque 1.100 collaborateurs. C'est près de cinq fois plus que les effectifs de l'Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique (IRFM) du CEA, le principal organisme de recherche sur la fusion nucléaire en France. Celui-ci regroupe environ 250 personnes aux portes du chantier d'Iter, le programme scientifique international censé démontrer la viabilité de la fusion à grande échelle, basé à Cadarache dans les Bouches-du-Rhône. « Et la dynamique n'est pas la même. Au sein de l'IRFM, les postes ne sont pas systématiquement remplacés lorsqu'il y a des départs à la retraite », note Greg de Temmerman, grand spécialiste français de la fusion nucléaire et ex-coordinateur scientifique d'Iter.
Avec un budget annuel proche de 150 millions d'euros, l'IPP est l'un des plus importants centres de recherche sur la fusion en Europe. Il dispose de deux implantations, l'une à Garching et l'autre à Greifswald. Surtout, il opère deux réacteurs de recherche au design différent : le tokamak ASDEX Upgrade et le stellarator Wendelstein 7-X. « Il s'agit du stellerator le plus avancé au monde », souligne Greg de Temmerman.
Comment expliquer cette approche allemande très volontariste ? « Il ne faut pas oublier que l'Allemagne a été dirigée [pendant plus de 15 ans, ndlr] par une chancelière physicienne de formation. C'est une personne qui croit beaucoup à la recherche. Angela Merkel avait même inauguré le stellarator 7-X en 2016 », rappelle Greg de Temmerman.
Soutien au-delà des laboratoires
Aujourd'hui, le gouvernement allemand continue d'encourager cette recherche. La nouvelle stratégie d'avenir pour la recherche et l'innovation, publiée en février 2023, consacre une place importante à la fusion nucléaire, affirmant qu'elle « offrira une source d'énergie qui ne reposera pas sur les combustibles fossiles et qui sera fiable et économique ». Un point qui reste encore largement à démontrer.
Le document précise aussi que la recherche sur la fusion « vient compléter la recherche énergétique afin de réaliser la transition énergétique ». Il stipule même la volonté de l'Allemagne de « promouvoir davantage la recherche sur la fusion afin de déterminer si les centrales à fusion sont possibles techniquement ».
Par ailleurs, Sprind, l'agence fédérale allemande dédiée aux innovations de rupture, a créé en mars dernier une filiale consacrée au développement d'un réacteur de fusion nucléaire basé sur des lasers ultra-puissants (une technologie qui diffère des approches par confinement magnétique étudiées notamment au sein de l'IPP). Pulsed Light Technologies, c'est son nom, prévoit d'investir 90 millions d'euros au cours des cinq prochaines années.
Ce financement profitera notamment aux deux startups germaniques spécialisées dans ce domaine : Marvel Fusion, qui a récemment noué un partenariat avec l'industriel tricolore Thales, et Focused Energy. Les deux entreprises visent une commercialisation ou la mise en service d'un réacteur pilote au cours de la prochaine décennie.
Prudence lexicale et acceptabilité sociale
L'Allemagne finance donc des projets en dehors des laboratoires de recherche. « C'est quelque chose qui était inimaginable il y a dix ans », estime le spécialiste français. Celui-ci se rappelle notamment d'un ancien directeur du centre de recherche de Jülich défavorable à la fusion nucléaire. « Pendant des années, on ne parlait que de fusion et non de fusion nucléaire. La fusion voulait se distinguer de la fission nucléaire », pointe-t-il. Une prudence lexicale utilisée pour éviter d'attiser les critiques. « Pourtant, la fusion reste bien un procédé nucléaire qui forme des déchets » pouvant rester radioactifs quelques centaines d'années (mais non plusieurs centaines de milliers d'années comme certains déchets issus de la fission).
« L'acceptabilité sociale de la fusion nucléaire est facile tant qu'il n'y a pas de réacteur en fonctionnement », estime Greg de Temmerman. « Les oppositions au projet Iter se sont formées au moment où l'on a désigné le site hôte », se souvient-il. Pour l'heure, il n'y a pas de radioactivité sur les sites de recherche allemands. « Ils n'utilisent pas de tritium, les sites allemands ne sont pas des sites nucléaires », confirme le spécialiste.
Quid du climat ?
Dans un avenir plus ou moins lointain, la fusion nucléaire sera-t-elle une réalité industrielle outre-rhin ? Difficile de répondre à cette question qui fera très certainement l'objet de vifs débats. Certains observateurs semblent le penser. Sans nommer directement l'Allemagne, le ministre français de l'Economie Bruno Le Maire avait confié, en décembre dernier lors d'un déplacement à la centrale de Penly, en Normandie « qu'aucun grand pays industriel ne pourrait se passer, à terme, de l'énergie nucléaire ».
Cette technologie permettra-t-elle d'atteindre les objectifs de neutralité carbone à l'horizon 2050 ? A l'échelle mondiale, Greg de Temmerman n'y croit pas. « C'est même dangereux d'associer la fusion nucléaire à la lutte contre le réchauffement climatique car cela peut donner de faux espoirs. En revanche, cela ne veut pas dire que nous n'aurons pas besoin de la fusion à cet horizon, » nuance-t-il. Notamment parce que l'électricité issue de ce procédé sera décarbonée et pilotable.