
Mettre en place une nouvelle stratégie de recherche sur le nucléaire avancé est primordial, estimait un rapport remis en juillet 2021 par le député Thomas Gassilloud et le sénateur Stéphane Piednoir. Les deux parlementaires s'inquiétaient des conséquences de l'arrêt brutal, en 2019, d'Astrid, le projet phare de la R&D nucléaire en France mené par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) portant sur les réacteurs de quatrième génération. Où en est la recherche nucléaire tricolore ? A-t-elle été affaiblie par l'arrêt de ce programme et les changements de cap en matière de politique énergétique ?
« Il y a souvent eu un amalgame avec l'arrêt du projet Astrid et l'arrêt des recherches du CEA sur les réacteurs de quatrième génération. Il est faux de dire que les recherches se sont arrêtées. Actuellement, le programme Réacteurs de quatrième génération réunit 135 personnes », fait valoir Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergie du CEA.
Le programme Astrid mobilisait lui quelque 200 à 300 personnes. « Nous n'avons pas de réacteur expérimental certes, mais nous continuons à travailler sur des concepts, le comportement des matériaux et nous avons aussi ouvert le champ de nos recherches à d'autres types de réacteurs de quatrième génération, notamment les réacteurs à sel fondu. La quatrième génération nous y travaillons depuis plus de 50 ans à travers les réacteurs Phénix puis Superphénix », rappelle-t-il. « On avait une avance et on ne l'a plus. C'est aussi simple que ça », constate, pour sa part, Pierre Gadonneix, l'ancien PDG d'EDF de 2004 à 2009.
Des futurs réacteurs clés pour la souveraineté énergétique
Malgré cette perte de vitesse, le CEA focalise aujourd'hui ses recherches sur trois concepts différents de réacteurs de quatrième génération : les réacteurs à neutrons rapides (RNR) avec un refroidissement au sodium (ce sur quoi portait le programme Astrid), les réacteurs à très haute température et, plus récemment, les réacteurs à sel fondu. Ces réacteurs, dont le niveau de maturité technologique est très variable, pourraient être déployés en France dans la seconde moitié de ce siècle.
Leur grand avantage ? La possibilité de fonctionner grâce aux matières radioactives usagées du parc actuel (plutonium et uranium appauvri). Cette « fermeture du cycle du combustible » constitue un point clé en termes de souveraineté et d'indépendance énergétique.
« À l'horizon 2050, la France devrait disposer d'un stock d'uranium appauvri de 400.000 tonnes. Dans une optique de cycle fermé et d'un point de vue théorique, cela nous conférerait plusieurs milliers d'années de souveraineté sur nos combustibles », explique Stéphane Sarrade.
En revanche, « à l'instant T ces réacteurs de quatrième génération restent 30 à 40% plus chers que les réacteurs de troisième génération », pointe le directeur des programmes. Aux équipes du CEA de développer les innovations permettant d'optimiser les coûts de ces futurs réacteurs de grande puissance.
Du nucléaire pour produire de la chaleur et des carburants
En parallèle des recherches sur ces réacteurs dont la puissance égalerait celle des futurs EPR de troisième génération (1.600 mégawatts), l'organisme planche aussi sur les petits réacteurs modulaires (SMR) et les petits réacteurs avancés (AMR) dont la puissance oscillera entre quelques dizaines de mégawatts et 500 mégawatts.
« Nos besoins en électricité décarbonée vont considérablement augmenter si l'on souhaite atteindre le net zéro en 2050. Ces petits réacteurs seront complémentaires. Ils pourront faire l'appoint. Ils seront aussi destinés à produire de la chaleur et de l'hydrogène sur des sites industriels. Sur un site métallurgique, qui produit beaucoup de CO2, il sera, par exemple, possible de combiner ce CO2 à l'hydrogène bas carbone pour produire ensuite des carburants de synthèse. On parle alors de Nuclear to Kerosene », développe Stéphane Sarrade.
Le CEA concentre notamment ses efforts sur le projet de SMR Nuward, développé avec EDF, TechnicAtome et Naval Group, dont la première tête de série est attendue pour 2035. « L'arrêt d'Astrid nous a permis de nous investir plus rapidement sur le SMR Nuward qui repose sur une technologie de troisième génération, en dégageant du temps et des ressources sur ce projet », explique Stéphane Sarrade. Le programme bénéficie par ailleurs d'une subvention de 500 millions d'euros dans le cadre du plan d'investissement France 2030. Toutefois, son design demeure encore en phase d'étude et le chemin administratif avant sa construction est long. Alors qu'une centaine de projets de petits réacteurs modulaires sont en développement dans le monde, Bernard Doroszczuk, le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), alertait en décembre dernier sur le risque de voir le projet tricolore se faire dépasser.
Outre le programme Nuward, le CEA collabore avec plusieurs startup (Naarea, Jimmy, Newcleo, etc) qui développent des petits réacteurs innovants. L'organisme a pour mission de mettre à disposition ses infrastructures techniques et son patrimoine scientifique. L'organisme devrait aussi faire émerger ses propres startups dans ce domaine.
La fusion, l'énergie du siècle prochain
Le nucléaire du futur c'est aussi la fusion nucléaire. Contrairement à la fission, la fusion nucléaire ne consiste pas à casser des noyaux lourds d'uranium pour libérer de l'énergie, mais à faire fusionner deux noyaux d'hydrogène extrêmement légers pour créer un élément plus lourd. Cette réaction, qui permet de dégager des quantités d'énergie colossales, est la même que celle du soleil et des étoiles.
« La fusion ne permettra pas d'atteindre la neutralité carbone en 2050, mais c'est très important d'y travailler, d'ailleurs le CEA est très engagé dans ce domaine. C'est l'énergie du siècle prochain », assure Stéphane Sarrade.
En France, les quelque 250 personnes de l'Institut de recherche fondamentale sur la fusion par confinement magnétique (IRFM-CEA), basé à Cadarache, dans le sud de la France, se mobilisent sur cet immense défi technologique. Ses chercheurs entendent développer leur propre projet de centrale à fusion nucléaire en parallèle de la participation de la France au projet international du réacteur Iter, dont le chantier pharaonique à Cadarache (Bouches-du-Rhône) fait face à un lourd imprévu entraînant plusieurs années de retard supplémentaires.
Le CEA espère en effet obtenir le financement d'une étude de faisabilité pour accélérer ses recherches sur la conception d'une centrale à fusion compacte. Sur ce terrain-là, les Britanniques ont déjà une longueur d'avance à travers leur programme STEP, tandis que l'Allemagne, ayant fait l'impasse sur la fission nucléaire, regroupe déjà bien plus de 1.000 chercheurs dédiés à la fusion. En parallèle, une trentaine d'acteurs privés dans le monde s'y attaquent aussi. Parmi eux, la startup tricolore Renaissance Fusion que le CEA prévoit d'accompagner en mettant à disposition ses différentes plateformes de recherche.
« Dans un mix électrique où les énergies renouvelables intermittentes devraient atteindre 30%, voire plus, nous aurons besoin d'un nucléaire beaucoup plus flexible. L'idéal serait que le nucléaire soit une sorte d'interrupteur : lorsqu'il y a beaucoup de vent et de soleil, on éteint le nucléaire, puis on le rallume quand les conditions météorologiques pour les énergies renouvelables ne sont plus réunies », expose Stéphane Sarrade. Aujourd'hui, les centrales nucléaires françaises sont déjà flexibles. Elles peuvent baisser et monter en charge. Mais les équipes du CEA travaillent au développement de nouveaux combustibles, capables d'encaisser des arrêts ou des redémarrage encore plus rapides. Le CEA planche aussi sur une nouvelle génération de combustibles, baptisés ATF pour Accident Tolerant Fuels, capables d'encaisser une perte de réfrigérant. En cas d'accident, ces nouveaux combustibles permettraient de donner plus de temps pour réagir.Des nouveaux combustibles pour faire du nucléaire un interrupteur
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