Ils peuvent produire entre dix mégawatts (MW) et 300 MW alors qu'actuellement, les centrales françaises produisent chacune entre 900 et 1.450 MW. Soit 10 fois moins qu'un grand EPR. Et ils ne devraient pas voir le jour avant 2035 (au mieux), mais EDF et le gouvernement français y croient. Car depuis 2017, l'Etat français a donné le feu vert à l'énergéticien pour le lancement d'un projet collaboratif Nuward, qui vise à développer un SMR de 170 MW à eau pressurisée, aux côtés du Commissariat à l'énergie atomique, mais aussi des groupes TechnicAtome et Naval Group. Objectif : assurer le remplacement des centrales thermiques fossiles et notamment des chaudières à charbon, en offrant ainsi une alternative aux plus grands projets d'EPR, plus puissants, plus coûteux et aussi plus longs à produire.
LA TRIBUNE - Renaud Crassous, vous êtes l'ancien directeur du Centre national d'équipement et de production d'électricité (CNEPE), et vous avez été nommé depuis fin 2020 directeur de projet SMR par EDF. C'est vous qui pilotez donc le projet Nuward, dont le cœur est basé à Lyon, en région Auvergne Rhône-Alpes. Peut-on rappeler la genèse de ce projet, qui a pris une toute autre envergure depuis la présentation du plan France Relance d'Emmanuel Macron à l'automne dernier?
RENAUD CRASSOUS - Il existait déjà en effet un concept de SMR dans les cartons des équipes de R&D de TechnicAtome et Naval Group, ainsi que des réflexions menées par le CEA dans les années 2000, mais le projet Nuward a commencé à se concrétiser à compter de 2012, avec des travaux de R&D engagés par chacun des partenaires. Une nouvelle phase a ensuite démarré à compter de 2017-2019, plus coordonnée, avec la réunion de ces quatre acteurs sous la forme d'un projet sous l'égide de l'ANR (Agence Nationale de la Recherche), qui a financé à 50% les premières études de faisabilité. Cela a permis de débroussailler suffisamment le sujet pour que les industriels choisissent ensuite de le lancer en 2019.
Jusqu'ici la filière de l'atome français avait beaucoup cru à l'EPR : qu'est-ce qui a fait pencher la balance vers le SMR ?
Il s'agit en réalité d'une extension de la gamme des produits dédiés au nucléaire civil que nous souhaitions proposer, et qui ne s'adresse pas aux mêmes clients. Car l'objectif n'est pas de cibler un industriel qui souhaite produire à grande puissance, mais plutôt des acteurs possédant un réseau de puissance de taille moyenne. Dès le départ, nous nous sommes orientés vers un design destiné aux marchés internationaux, car le modèle économique du SMR est plutôt tourné vers l'économie de la grande série, plutôt que de la taille du réacteur. Nous visons donc en priorité le marché européen, car c'est là où la demande de SMR s'est exprimée le plus fortement, mais nous avons aussi des opportunités à plus large échelle, d'autant plus que nous sommes aujourd'hui le seul projet SMR de l'Union Européenne. Tout reste donc à écrire.
Le SMR est désormais rattaché à la direction technique d'EDF à Lyon et réunit des ressources de TechnicAtome, de Naval Group et du CEA. Pourquoi la scène lyonnaise est-elle devenue la tête de pont d'une entité réservée au SMR ?
Depuis près d'un an et demi, une direction dédiée aux projets SMR a été créée. Il s'agit de l'équivalent d'une direction de projets, comme on en voit à Flamanville 3 par exemple, qui s'inscrit dans le prolongement des grands projets gérés par EDF. Une dizaine de chargés de projets, basés à Paris, ont eux aussi été rattachés à cette division, ainsi que quelques fonctions tournées vers la direction des partenariats industriels. Aujourd'hui, ce sont donc près de 20 à 30 personnes qui sont déjà regroupées à Lyon au sein de cette direction technique, et cette équipe est encore appelée à grossir, car c'est ici que l'on assemble l'ensemble des compétences de ce partenariat.
L'équipe lyonnaise d'EDF était déjà spécialisée dans les phases de design conceptuel, où l'on explore différentes options architecturales avant d'en choisir une. Et nous sommes désormais en train de construire petit à petit le dossier de sûreté, qui permettra de garantir le fait que le réacteur soit exploité dans des conditions sûres. A ce titre, être à Lyon nous permet de réunir à la fois des compétences de TechnicAtome situées à Aix-en-Provence, du CEA de Cadarache, de Navel Group à Nantes et d'EDF. La région lyonnaise joue donc le rôle de plaque tournante pour le groupe.
Le SMR repose en premier lieu sur un savoir-faire de TechnicAtome, qui a développé la chaudière nucléaire utilisée par Nuward et qui se place lui-même comme le champion européen des réacteurs nucléaires compacts (en fabricant depuis 1972 les chaufferies des sous-marins nucléaires français et du porte-avions Charles de Gaulle, ndlr). Quel rôle EDF joue-t-il dans le consortium ?
Le SMR repose sur une nouvelle manière de construire et concevoir, qui nécessite d'aller chercher beaucoup de compétences à l'externe et de jouer collectif. Nous partons en effet des compétences de TechnicAtome mais avec le projet d'en faire un objet neutre, et de recommencer le développement « from scratch », à destination des usages civils.
Nous avons donc travaillé ensemble pour voir comment bâtir petit à petit une centrale, avec l'idée de mettre deux réacteurs ensemble afin de voir comment cela pouvait fonctionner. EDF joue plusieurs rôles : il est d'abord le leader du projet, en assumant différentes fonctions qui vont de la maîtrise d'ouvrage à la commercialisation du réacteur à l'avenir, en passant par la coordination d'un design spécifique. Grâce à nos ingénieurs, nous pouvons également contribuer à bâtir des parties de cette nouvelle centrale.
Aujourd'hui, l'horizon visé pour ce projet demeure toutefois encore lointain : 2030 au mieux ? Le marché reste également à créer ?
Les clients commencent en effet à se manifester et nous discutons déjà avec des industriels de l'électricité qui veulent en savoir plus. Mais comme nous nous situons dans le monde nucléaire, les autorisations de sûreté, le choix du site, ainsi que la partie du design, la phase de construction et de commercialisation se pensent plutôt à l'échelle de la décennie. C'est la même chose pour nos concurrents en Chine ou aux Etats-Unis, où certains acteurs ont déjà commencé à travailler sur le sujet.
Quels seront justement vos éléments de différenciation, face à l'avance de la Chine et des Etats-Unis, qui ont déjà lancé leurs propres projets de SMR ?
L'une de nos grandes forces est que nous sommes adossés à l'ensemble du tissu industriel, aujourd'hui français et demain européen. C'est un avantage énorme par rapport à des projets que l'on retrouve à l'étranger, et qui ont plutôt été bâtis à partir de startups issues de la recherche publique et qui doivent aujourd'hui trouver des partenaires industriels. Dès le début, notre projet a bénéficié de soutiens solides comme EDF ou Framatome, qui comptent dans le secteur.
Nous avons également choisi de nous diriger vers une technologie de 3e génération car c'est elle qui sera la plus rapidement disponible sur le marché : les enjeux climatiques ne peuvent pas attendre 25 ans de plus.
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Concrètement, quelles vont être les prochaines étapes de calendrier pour Nuward ?
Nous avons plusieurs échéances, à commencer par 2026, qui sera celle de la décision d'investissement pour la centrale de référence. Il nous faudra avoir avancé d'ici-là, sur l'ensemble des phases du design pour être en mesure de prendre cette décision. En 2030, le premier béton pourra commencer à être coulé sur le futur chantier de l'îlot nucléaire. Et avant 2035, il nous faudra encore préciser la durée exacte de ce chantier, qui devrait être inférieure à cinq ans, afin de mettre en service la première centrale de référence.
Nous devrions ensuite être capables d'en pré-commercialiser d'autres pour lancer des pré-séries. Le choix du site d'implantation de la première centrale n'est lui-même pas encore acté et fait l'objet de discussion avec l'Etat, auquel cette décision appartient en premier lieu, et devra passer par une phase de concertation publique. De notre côté, nous allons commencer à passer en revue les sites possibles, en vue d'adresser des propositions à ce sujet.
Quels seront les principaux critères pour le choix de ce premier site, appelé à jouer le rôle de tête de pont ?
Nous étudions toutes les possibilités en fonction de la crédibilité commerciale du projet. Car notre stratégie numéro un reste de faire de ce site une tête de série en France, et de le licencier auprès de l'ASN. Ensuite, est-ce que cette énergie servira à produire de l'hydrogène, ou à apporter une électricité sans CO2, ou encore à apporter un mélange d'électricité et de chaleur à un industriel ? Tout cela reste à définir.
Mais il est certain que le SMR demeure intéressant dans le cadre du remplacement des milliers de centrales à charbon qui demeurent en service aujourd'hui dans le monde, et qui sont souvent établies sur des tranches de 200 à 500 MW. Notre objectif reste de proposer une alternative compétitive au charbon pour accélérer la décarbonation et répondre à la fois à la demande d'électricité, mais aussi au transfert des énergies fossiles vers l'électrique.
Comment cette phase de montée en puissance va-t-elle se traduire sur votre site de référence lyonnais ?
D'abord, dans l'étape de conception et notamment de design qui va s'ouvrir, nous allons avoir besoin de faire grossir notre équipe lyonnaise de 20 à 100 personnes dans les années à venir. Cela va aboutir à la création d'un ensemble de projets nucléaires dans la région lyonnaise, avec la constitution d'une forme de Nuclear Valley autour de Lyon incluant EDF, Framatome, etc. A compter de 2026, la décision d'investissement nécessitera ensuite de déterminer également chez quels industriels nous allons précisément faire fabriquer les différents modules, et il serait assez naturel qu'une partie de la supply chain (chaîne de fournisseurs, NDLR) se retrouve en France, et notamment en Auvergne Rhône-Alpes. Mais il y aura aussi nécessairement une partie en dehors de nos frontières, car l'ambition est de faire de Nuward un projet européen.
L'un de vos principaux défis sera néanmoins de parvenir à prouver que cette nouvelle voie du SMR est rentable, car ce n'est pas encore aujourd'hui le cas. Quelle est la cible à atteindre aujourd'hui et la marge de progression encore nécessaire ?
C'est l'une de nos principales préoccupations car nous ne développons pas un SMR pour qu'il fournisse une énergie 2 à 3 fois plus chère : mais pour autant, on sait déjà que la rentabilité de ce concept ne se basera pas sur les même "drivers" que la haute puissance. Sur ces derniers, c'était jusqu'ici essentiellement l'effet d'échelle et de série qui permettait une baisse des coûts significative, y compris en installant sur un même site deux tranches l'une à côté de l'autre. Or, dans le cas du SMR, on mise plus sur le design et sur une construction modulaire en usine afin de réaliser des gains à deux chiffres avec, en bout de ligne, un effet de série. Concernant la cible elle-même, nous sommes encore dans la phase de conceptual design, et notre cible de coûts sera confirmée d'ici quelques années, mais il est certain que notre objectif sera d'être dans le même intervalle de coût que celui du charbon, afin d'avoir une énergie compétitive. Et nous savons que pour cela, nous devrons produire une électricité comprise entre 50 et 80 euros du mégawattheure à partir de 2030.
Côté financement, le gouvernement français avait déjà confirmé en décembre 2020 l'octroi de 50 millions d'euros pour financer la phase d'avant-projet sommaire et désormais, on sait également que la relance de l'atome annoncée par Emmanuel Macron aura des impacts sur le projet Nuward : cela traduit désormais une garantie de financement jusqu'au bout ?
Au départ, ce sont en premier lieu des industriels qui se sont rapprochés de par leur volonté d'innover. Et comme ces acteurs étaient majoritairement reliés au public, mais aussi que le projet de SMR comprend une partie d'innovation de rupture assez risquée, nous sommes allés chercher le soutien public de l'Etat. Nous avions déjà reçu des financements européens, pour le volet des travaux de R&D ou de sécurité notamment, car il s'agit des seuls financements que l'Europe acceptait jusqu'ici de verser pour cette énergie, qui suscite encore des divergences de vues à Bruxelles. Le reste du projet ayant été financé à moitié par EDF et à moitié par l'Etat. Les annonces du président Emmanuel Macron sont un élément positif car elles devraient désormais nous permettre de poursuivre le développement jusqu'au bout, et de jouer enfin à armes égales avec la Chine, les Etats-Unis ou même la Russie. Car sur ce marché, l'ordre de grandeur en matière d'investissements se chiffre au milliard d'euros.
La "filialisation" de l'entité SMR est-elle une option envisagée, à terme, pour le développement de cette énergie ?
Il s'agit d'un élément que nous serons amenés à étudier, il sera notamment important de trouver le moyen de combiner le bénéfice de pouvoir s'appuyer sur un acteur de référence comme EDF dans la filière, ainsi que sur les compétences disponibles au sein de la filière, à un mode plus startup, qui peut s'avérer très agile. Cela passe, en premier lieu, par une organisation horizontale comme nous l'avons mise en place, et à la priorité donnée à la vitesse d'exécution. Car nous avons désormais un rendez-vous avec le marché et l'histoire, à la lumière du défi du changement climatique.
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