Déjà utilisé dans l'industrie, le chauffage ou la production d'électricité, le gaz naturel pourrait aussi faire voguer les bateaux de demain. C'est en tout cas le pari sur lequel mise Total : le groupe a achevé dans le port de Dunkerque, le 30 avril dernier, le chargement en gaz naturel liquéfié (GNL) marin du navire porte-conteneur CMA CGM Jacques Saadé, long de 400 mètres, propulsé grâce à cette source d'énergie.
C'est un bateau d'une plus petite taille, le Gas Agility, sorte de station-service flottante elle-même d'une capacité de 18.600 m3 - la plus grosse au monde pour avitailler les navires en GNL - qui s'est adossée au géant de CMA CGM pour lui faire le plein. Une opération déjà réalisée à l'étranger, notamment à Rotterdam, mais pionnière en France. Et ce n'est qu'un début : la même chaîne est en cours de développement à Marseille, pour naviguer en Méditerranée et ravitailler les clients du groupe français. « Dès que les armateurs décideront de passer au GNL, on sera en mesure de les fournir dans les principaux ports. Et d'autres compagnies vont basculer : on a déjà signé un contrat avec MSC Croisières », glisse-t-on chez Total.
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Cofinancées par l'Union européenne dans le cadre du programme Connecting Europe Facility, ces opérations s'intègrent dans un projet plus large, visant à « promouvoir la décarbonation du transport maritime en déployant en Europe du Nord une solution adaptée pour l'avitaillement en GNL ».
Diminuer de 20% les émissions de CO2 du secteur
Car ce combustible fossile - présent naturellement sous forme gazeuse dans le sous-sol terrestre - dispose de nombreux avantages pour le secteur. Liquéfié à près de -160°C, il devient facilement stockable et transportable, et peut avitailler les embarcations sans passer par le réseau des gazoducs. « A l'état gazeux, il doit être acheminé par pipelines. Le fait de le liquéfier offre plus de flexibilité, et permet de l'envoyer sur de longues distances », explique Ahmed Ben Salem, analyste pétrole et gaz chez le courtier ODDO BHF. Ainsi, grâce au Gas Agility qui parcourt les mers à sa guise, « la chaîne logistique est très souple, se félicite le porte-parole de Total. Le fait d'avoir un navire avitailleur permet d'aller partout ».
Surtout, si l'on en croit le groupe, son utilisation comme carburant marin est très prometteuse pour le climat. C'est même « la meilleure solution, immédiatement disponible » pour réduire l'empreinte carbone des bateaux. L'entreprise française l'affirme : passer au GNL, c'est diminuer de 20% ses émissions de CO2 et de 99% celles de soufre. « [Son] développement comme carburant marin est au coeur de notre stratégie sur le gaz naturel liquéfié (GNL) », déclarait ainsi en décembre 2019 Patrick Pouyanné, le président-directeur général de Total, en quête de diversification et de « verdissement » de ses activités. « C'est l'un des piliers de l'entreprise, avec l'électricité dans les énergies renouvelables », insiste un porte-parole.
De fait, le secteur maritime n'a pas le choix : depuis le 1er janvier 2020, l'Organisation maritime internationale impose des règles strictes de réduction d'émissions de CO2, d'au moins 40% d'ici à 2030. Par ailleurs, la teneur en soufre autorisée dans les carburants a été réduite de 2,5 à 0,5%. « Cela a exigé que l'on mette en place des carburants alternatifs, et que l'on développe le GNL pour proposer des navires plus propres », explique-t-on chez Total.
Longues chaînes logistiques
Ainsi, en 2020, 13% de la flotte mondiale commandée était à propulsion GNL. Mais les infrastructures sont encore naissantes, et peu de ports dans le monde ont développé les structures adéquates. « On utilise du GNL dans plusieurs domaines depuis près de 50 ans, mais le transport maritime commence seulement à s'y mettre », note-t-on chez Total. En tout, l'armateur CMA CGM a commandé 32 navires porte-conteneurs propulsés au GNL, qui seront opérationnels d'ici à 2022. « Il fallait donc, pour permettre la fourniture du gaz, créer des installations permettant d'alimenter directement ces navires », explique le porte-parole de Total.
Et cela demande la mise en place de longues chaînes logistiques. « En Russie, par exemple, le GNL est produit dans des zones très éloignées des centres de consommation. Sa production exige des méthodes assez intensives, et son transport par bateau jusqu'aux clients finaux, l'utilisation de brises glaces, qui émettent du CO2. Aujourd'hui, on privilégie les sites proches du lieu de consommation », développe le Ahmed Ben Salem. « Cela ne fait sens que pour avitailler les navires qui font des très longues distances, de croisière ou les porte-conteneurs », fait-on valoir chez Total.
Une énergie de transition
Mais malgré ses nombreuses promesses en la matière, le gaz naturel reste un combustible fossile. Extrait de réservoirs naturels, comme pour le pétrole, il émet du CO2 lors de sa combustion - à hauteur de 443 gCO2e/kWh. Et sa liquéfaction demande une forte intensité énergétique, qui s'ajoute à cette empreinte carbone. « L'idéal, à plus long terme, est de trouver des alternatives non fossiles. Mais pour les navires, ce n'est pas possible aujourd'hui », explique l'analyste gaz et pétrole chez ODDO BHF.
D'autant que certaines ONG environnementales pointent du doigt un autre problème, et de taille : celui des fuites de méthane, un gaz 28 fois plus puissant que le CO2 en terme d'effet de serre, et qui compose la majorité du GNL. « Dans le cas de cette installation à Dunkerque, ce risque de fuite n'existe pas. La technologie est vraiment éprouvée », assure le porte-parole de Total.
Reste que le gaz naturel est, plus qu'une solution d'avenir, considérée comme une « énergie de transition », développe Ahmed Ben Salem « C'est un grand pari pour Total, numéro 2 dans le secteur, de miser autant sur cette source d'énergie. Le risque est que la taxonomie verte européenne [qui servira à attirer les investissements vers les activités bénéfiques dans la lutte contre le changement climatique, ndlr] ne considère pas le gaz comme éligible, ou uniquement sous un certain seuil d'émission très strict », affirme-t-il.
Développer la filière du biométhane
Alors, pour se projeter plus loin encore, d'autres pistes sont à l'étude. Comme le BioGNL, produit dans des méthaniseurs à partir de la fermentation de déchets végétaux. « Pendant leur formation, ceux-ci ont absorbé du dioxyde de carbone. Ce qui compense les émissions de CO2 émises lorsqu'on les brûle. Ainsi, on peut le mélanger au GNL classique, pour en réduire l'intensité carbone », souligne Ahmed Ben Salem.
Mais les capacités de production sont aujourd'hui très restreintes. Pour y remédier, Total a récemment acquis le groupe Fonroche, spécialiste du biogaz, afin d'en produire, en partenariat avec des agriculteurs, et ainsi développer la filière. « Aujourd'hui, cette solution présente un surcoût, et demande plus d'investissement et de développement. En tant que fournisseur on peut proposer jusqu'à un certain pourcentage de bioGNL [environ 13%, ndlr], mais à la fin, c'est le client qui décide », précise le porte-parole de Total.
Le groupe CMA CGM s'est lui aussi lancé dans l'exploitation de biométhane, et assure en soutenir la production de 12.000 tonnes, « issues d'exploitations agricoles européennes et valorisées au sein d'unité de méthanisation ». Avant, peut-être, l'émergence d'une future flotte à hydrogène.
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