France, Allemagne, Espagne, Portugal, Italie, Autriche, Chine, Japon, Corée du Sud... Aujourd'hui, près d'une trentaine de pays dans le monde s'est dotée d'une stratégie pour développer massivement la production et l'usage de l'hydrogène bas carbone.
"Pour atteindre la neutralité carbone, il faut impérativement sortir du cadre et faire entrer de nouveaux ingrédients dans notre mix énergétique. Et, le nouvel ingrédient dans lequel tout le monde met beaucoup d'espoir, c'est l'hydrogène décarboné", expose François Kalaydjian, directeur économie et veille stratégique chez IFP Energies nouvelles.
"L'hydrogène ne fera pas tout, mais sans hydrogène vous ne réussirez pas la transition énergétique", abonde Philippe Boucly, président de France Hydrogène, association professionnelle qui regroupe aujourd'hui près de 300 membres en France, contre 120 début 2019.
Délaissée pendant de nombreuses années, la petite molécule aux grandes promesses énergétiques est désormais présentée comme une arme indispensable pour lutter contre la crise climatique. Dans cette course internationale, la France, avec son plan à 7 milliards d'euros sur dix ans dévoilé à l'automne dernier, entend bien faire partie du peloton de tête. L'Hexagone a même fait de l'hydrogène décarboné un pilier de son plan de relance en misant sur la création d'une véritable filière industrielle. Objectif : ne pas répéter les erreurs commises dans le domaine du photovoltaïque, où les panneaux sont aujourd'hui massivement importés de Chine.
Présenté comme le carburant de demain, l'hydrogène vert permettrait d'éviter l'émission de millions de tonnes de CO2 par an, en remplaçant l'hydrogène carboné, dit gris, actuellement utilisé dans l'industrie. Aujourd'hui 63 millions de tonnes d'hydrogène sont produites par an dans le monde pour son utilisation industrielle. Une production responsable de 630 millions de tonnes de CO2, soit l'équivalent de la totalité des émissions de l'Allemagne. Car, dans la quasi-totalité des cas, cet hydrogène est fabriqué à partir d'énergies fossiles, notamment à partir du gaz naturel.
Eviter 6 millions de tonnes de CO2 par an
A l'échelle de la France, plus de 900.000 tonnes d'hydrogène sont utilisées chaque année pour l'industrie, notamment pour le raffinage afin de réduire le taux de soufre des carburants, pour la synthèse de l'ammoniac dans la production d'engrais et dans l'industrie chimique. A l'horizon 2030, l'Hexagone espère ainsi éviter l'émission de 6 millions de tonnes de CO2 par an grâce à l'hydrogène décarboné. Ces gains d'émissions doivent provenir de son utilisation dans l'industrie, mais aussi dans la mobilité lourde où les projets se multiplient. D'ici à 2030, l'Hexagone espère faire rouler à l'hydrogène quelque 5.000 véhicules lourds, 250 trains, approvisionner 1000 bateaux et compter un millier de stations hydrogène.
Si aujourd'hui l'hydrogène est fabriqué à partir d'énergies fossiles, c'est parce qu'il s'agit essentiellement d'un vecteur énergétique. Cela signifie qu'on ne trouve pas, ou très peu, de sources de production d'hydrogène dans la nature. Une autre énergie est nécessaire pour fabriquer ce gaz extrêmement léger. Selon son mode de production, l'hydrogène est donc source, ou non, d'émissions de gaz à effet de serre. Actuellement, seule la production d'hydrogène à partir d'énergies fossiles est généralisée. La plus répandue est le reformage du gaz naturel à la vapeur d'eau. Il s'agit de faire réagir du méthane avec de l'eau pour obtenir un mélange contenant de l'hydrogène et du CO2. Ce procédé permet d'obtenir un kilo d'hydrogène pour seulement 1,5 euro.
L'une des principales méthodes pour fabriquer de l'hydrogène sans émettre de CO2 est celle de l'électrolyse de l'eau. Les électrolyseurs permettent de produire de l'hydrogène propre en cassant les molécules d'eau par un courant électrique bas carbone (issue des énergies renouvelables ou de l'énergie nucléaire), qui vient séparer l'atome d'oxygène des atomes d'hydrogène. Cette fabrication, sans avoir recours aux énergies fossiles, reste encore très marginale car elle est très coûteuse. Il faut compter près de cinq euros pour un kilo d'hydrogène. C'est plus de trois fois le prix de l'hydrogène gris.
Des électrolyseurs encore beaucoup trop chers
Pour faire chuter drastiquement le coût de l'hydrogène bas carbone, la filière doit faire baisser le coût des électrolyseurs.
"Aujourd'hui, nous sommes entre 650 et 750.000 euros le mégawatt installé. L'objectif est de descendre sous les 300.000 euros dans la décennie. Il faut donc réduire de moitié le coût de nos équipements en dix ans. C'est un défi très important, mais la filière n'est pas encore industrialisée et nous pouvons donc le relever", estime Laurent Carme, le directeur général de McPhy, pionnier français spécialisé dans la fabrication d'électrolyseurs.
La baisse des coûts doit être alimentée par les économies d'échelle, sur la taille des équipements et leur nombre. La France vise ainsi 6,5 GW d'électrolyses déployés dans dix ans, contre seulement 5 MW actuellement. Dans cette optique, quatre projets d'usines de fabrication d'électrolyseurs sont à l'étude en France.
La baisse des coûts passera aussi par les innovations technologiques. En la matière, la France peut s'appuyer sur son excellence scientifique. Le CEA fournit de nombreuses pépites pionnières dans l'hydrogène décarboné et son centre grenoblois est à l'origine d'une nouvelle technologie disruptive d'électrolyse à haute performance. Celle-ci va être développée par la co-entreprise Genvia, basée à Béziers (34) et pilotée par Florence Lambert (Lire son interview ici). Début mars, le CNRS a, de son côté, lancé une fédération dédiée au premier élément du tableau périodique regroupant quelque 270 scientifiques.
Plusieurs grands industriels tricolores investissent également massivement dans l'hydrogène propre, à commencer par Air Liquide, aujourd'hui deuxième producteur mondial d'hydrogène.
"Depuis cinq ans, nous avons investi 500 millions d'euros dans l'hydrogène vert ou décarboné", affirmait récemment Pierre-Etienne Franc, directeur de l'activité hydrogène monde d'Air Liquide.
Et, dans les années à venir, le groupe envisage d'investir quelque 8 milliards d'euros dans la chaîne de valeur de l'hydrogène bas carbone."Parmi les grands énergéticiens, Engie est le plus avancé et le plus ambitieux", souligne par ailleurs une étude du cabinet Xerfi. Chaque année, les laboratoires de recherche de l'ex-GDF Suez consacrent plusieurs millions d'euros à l'hydrogène.
Beaucoup plus d'électricité renouvelable très bon marché
Mais le prix de production de l'hydrogène par électrolyse dépend aussi en très grande partie du prix de l'électricité. "Il faut que l'électricité coûte le moins cher possible", insiste Philippe Boucly. "Aujourd'hui, en France, le prix régulé de l'électricité nucléaire est de 42 euros le mégawattheure. Si vous prenez de l'électricité produite à partir de panneaux solaires en France c'est environ 50 euros le mégawattheure, tandis qu'en Espagne et au Portugal, les appels d'offres dans le solaire tournent entre 10 et 15 euros le mégawattheure. On peut imaginer importer depuis la péninsule ibérique de l'hydrogène produit avec cette électricité. On resterait alors dans un cadre européen", poursuit-il.
La production d'hydrogène vert par électrolyse à partir des énergies renouvelables suppose aussi le développement massif de ces dernières et donc de relever le défi de leur acceptabilité. En effet, même si ce procédé est mature, il pâtit d'un faible rendement énergétique. Dans le détail, lorsqu'on transforme l'électricité en hydrogène par électrolyse, on perd 40% d'énergie. Pour stocker l'hydrogène ensuite, la compression fait perdre 10% supplémentaires. Utilisé enfin dans une pile à combustible, la perte est encore de 40%. Finalement, tout au long de la chaîne, le rendement atteint au mieux 35 à 40 %.
"En raison de ces pertes de rendement en cascade, la production d'hydrogène par électrolyse oblige d'augmenter considérablement le développement des énergies renouvelables", note François Kalaydjian.
Un point que soulève aussi Air Liquide. "Nous poussons avec tout le Conseil hydrogène pour qu'il y ait plus d'investissements en matière d'énergie renouvelable", que ce soit "le vent, le soleil ou l'hydroélectrique" a dit Benoît Potier, le PDG d'Air Liquide, lors d'une conférence de presse, fin mars."C'est un des points sensibles", a-t-il insisté.
Dans un rapport publié en janvier 2020, RTE, le gestionnaire du réseau de transport électrique estime que 30 Twh seront nécessaires pour couvrir les besoins de production d'hydrogène à l'horizon 2035, soit à peu près 6% de la production électrique nationale actuelle.
"C'est un volume qui n'est pas négligeable, reconnaît-on chez RTE. Mais dans le même temps les efforts d'efficacité énergétique, permettant de modérer largement l'augmentation des consommations d'électricité, vont s'intensifier tandis que la production de l'électricité bas carbone va augmenter avec le développement prévu des énergies renouvelables", explique-t-il.
"D'un point de vue de la couverture des besoins d'électricité, la production par électrolyse ne posera pas de difficulté", conclut-il.
Développer des écosystèmes territoriaux
L'Allemagne, qui dispose déjà de capacités de production solaire et éolienne supérieures à la France, a fait le choix d'importer une partie de son hydrogène vert depuis le Maroc, avec qui elle a récemment signé un accord. Ce partenariat doit permettre de pallier ses limites en matière d'implantation de nouvelles capacités d'énergies renouvelables.
En France, plusieurs experts préconisent de ne pas miser uniquement sur la production d'hydrogène par électrolyse de l'eau.
"Il ne faut pas négliger la production à partir de la biomasse [à partir des déchets de bois par exemple, ndlr] dans la mesure où elle est relativement abondante en France et où cette méthode permet une production plus décentralisée", pointe Philippe Boucly de France Hydrogène.
Pour favoriser l'essor de l'hydrogène bas carbone dans l'Hexagone, l'association de professionnelle plaide justement pour "le développement d'écosystèmes territoriaux d'envergure". Le schéma imaginé est celui de plaques industrielles, avec un électrolyseur installé, par exemple, chez le plus gros client industriel. "Cet électrolyseur serait surdimensionné par rapport à ses besoins et le surplus permettrait d'alimenter des stations de recharge pour véhicules ou des industriels de taille plus modeste aux alentours", développe Philippe Boucly.
Au-delà de ces multiples défis industriels, la filière devra aussi rassurer sur les questions de sécurité. L'hydrogène est, en effet, dix fois plus inflammable que le gaz naturel et il s'échappe plus facilement. "On ne peut pas le nier. De manière objective, la zone d'explosivité de l'hydrogène est vaste. Mais tous les professionnels sont mobilisés car le moindre problème de sécurité constituerait un coup de frein terrible à la filière", reconnaît Philippe Boucly, en précisant que "toute énergie est dangereuse".
Sujets les + commentés