"L'eau, ce plaisir ordinaire"

CHRONIQUE - Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. "L'eau, ce plaisir ordinaire" est issu de T La Revue N°10 - "Pourquoi faut-il sauver l'eau ?", actuellement en kiosque.
(Crédits : DR)

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »

Difficile à croire, mais l'une des phrases les plus célèbres de la philosophie compte à peine plus de dix mots. Elle est même devenue un proverbe, de ceux qui nous viennent tout à coup à l'esprit, sans trop savoir qui l'a dit et sans même vraiment réfléchir à ce qu'il veut dire.

Évidemment, on sait bien ce qu'il signifie... mais il a désormais quelque chose du poncif, de ces clichés qu'on lance dans une soirée pour dire que tout change tout le temps, ou qu'on se dit tout bas à soi-même, un matin où l'on se regarde un peu plus vieux dans la glace.

Oui, la vie change sans cesse. Oui, nos vies ressemblent à ces fleuves, toujours en mouvement, jamais en arrêt. Et puis, c'est tout. Rien d'autre. On se contente de l'eau comme d'une image, et puis on l'oublie. Tout comme on oublie que cette phrase était d'Héraclite.

L'eau est ainsi : elle a la faiblesse de sa force. Élément primordial du changement, elle ne fait que passer. Elle glisse. Elle s'échappe. Elle s'évapore et s'envole de nos pensées.

Mais pourquoi ne jamais commander un verre d'eau seul au café ? Pourquoi penser que, d'un robinet, de l'eau devrait forcément s'écouler ? Pourquoi l'eau, si essentielle, n'est-elle que si rarement désirée ?

Pour chacun d'entre nous, elle constitue sans aucun doute un besoin : pour se laver, s'hydrater, manger, mais aussi pour s'amuser, se détendre, nager. L'eau fait indéniablement partie du quotidien, qu'elle relève de la nécessité ou du loisir.

Mais elle fait bien partie de ce quotidien qu'on n'interroge jamais. La faute à l'eau, c'est vrai, indolore, incolore, inodore, insipide. La faute à l'eau, encore, qu'on aime avec des bulles, douce, profonde, salée ou chaude.

Qui voudrait de l'eau quand il peut avoir la mer ? Qui voudrait d'un verre d'eau quand il peut avoir une limonade ? Pensez pourtant à ce verre d'eau et pensez-y, à ce moment précis où la soif devient intenable. Quoi de plus jouissif que de sentir enfin sur sa langue asséchée le liquide pur et précieux nous étancher ?

Dans ces moments-là, le plaisir culmine et on n'aime rien d'autre que l'eau. On en vient même à s'en délecter, qu'on la boive goulûment ou par lapées, à la déguster comme un vin millésimé. On s'étonne, aussi, d'avoir pris l'habitude de prêter si peu d'attention à ce nectar sans originalité.

Pourquoi ne suis-je pas capable de boire chacun de mes verres d'eau comme ce verre qui m'apaise ? Qu'est-ce qui fait que, paradoxalement, ce fluide sans lequel je ne saurais vivre et qui, comme le dit Héraclite, révèle le mouvement de ma vie, ne me fasse pas chavirer au jour le jour de plaisir ?

C'est que l'eau n'est pas seulement mouvante, elle est ordinaire. Or, comment désirer l'ordinaire ? Comment prêter attention à ce qui, par définition, ne doit jamais être interrogé ? Comment appréhender ce socle quotidien, banal, insignifiant sans qu'il ne perde toute sa solidité ?

C'est bien le problème dans lequel nous plonge l'eau : la regarder, c'est prendre le risque de s'y noyer. C'est prendre le risque de s'arrêter et de figer ce qui nous permet précisément de bouger. À la manière d'un narcisse sombrant dans les vagues de son reflet, qui veut prendre le risque d'être submergé ?

Telle est l'alternative dans laquelle l'eau nous jette : entre l'injustice qu'il y a à ne pas la considérer et la hantise d'y être précipité. Entre l'insoupçonnable ordinaire de nos existences et l'abîme du changement essentiel.

Comment choisir ? Ou, plutôt, faut-il choisir ? Héraclite avait pourtant la réponse. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». « Jamais deux fois », tout est là. La réponse n'est pas dans le « on » ni dans « le même fleuve » mais dans ce « jamais deux fois ».

Car n'est-ce pas la promesse qu'un choix n'est jamais définitif ? qu'un choix n'est jamais gravé dans le marbre ? toujours en formation, en transformation ? à tâtons, pas seulement flamboyant mais chuchotant, murmurant, en sourdine ? jamais seul et unique, mais multiple ?

S'il y a pourtant une leçon à retenir de ce poncif, ce n'est pas seulement que tout change, mais que tout est en ce moment même en train de changer. Ou pour le dire autrement : l'important n'est pas dans ce qui change mais dans le changement lui-même.

C'est un comble (au vu du message délivré), mais ce n'est pas pour rien que cette phrase est restée et qu'elle persiste à travers les âges... Elle parvient à formuler un des enjeux majeurs de nos existences : comment dire, et même avant cela, comment percevoir notre propre changement ? Et comment s'en apercevoir si, précisément, tout ne cesse de changer ?

C'est ici que l'image de l'eau prend tout son sens et dépasse largement d'ailleurs la simple image. Après l'exemple du verre d'eau qui étanche notre soif, l'heure est alors venue de convoquer un de ces autres grands moments du quotidien : la douche.

Je pourrais aussi parler du bain, mais ce n'est plus vraiment une chose qu'on fait régulièrement, ou alors, je pourrais aussi évoquer la baignade, mais celle-ci relève de l'exception des vacances.

Mais une douche... celle qu'on prend parce qu'on doit bien la prendre, celle qu'on prend par habitude, celle qui nous indiffère voire nous contraint... mais pensez à ce moment où, sans savoir pourquoi, vous faites durer ce moment qui ne devait prendre que quelques minutes.

Où vous décidez de vous accorder quelques instants de plus sous ce jet réconfortant, où vous augmentez un peu la température, où vos pensées deviennent des rêveries. À ce moment-là, vous prenez non seulement la décision, légère, sans conséquence, de modifier une mécanique bien huilée (celle des réveils où tout est minuté), mais aussi celle de vous régénérer.

En une seule douche, vous ressortez vivifié, rasséréné. Vous n'êtes plus le même. Certes, ce changement n'a rien d'éclatant, mais vous avez précisément fait l'expérience d'une transformation. Et tout cela grâce au simple contact de l'eau.

La phrase d'Héraclite nous aura donc tout appris : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve... et on n'est jamais le même en sortant de sa douche.

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

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