“La crise du coronavirus souligne l’exigence de plans alimentaires nationaux”

LE MONDE D'APRES. Dans les pays qui, comme le Royaume-Uni, importent une grande partie de leur nourriture, la crise du Covid-19 prouve la nécessité de systèmes alimentaires plus résilients. Un enjeu de gouvernance que les Etats doivent prendre au bras le corps, souligne le professeur Tim Lang.
Giulietta Gamberini
Le Royaume-Uni importe 30% de ses aliments de l'Union européenne qu'il vient de quitter, et plus de 10% de pays tiers avec lesquels l'Union européenne a conclu des accords.
Le Royaume-Uni importe 30% de ses aliments de l'Union européenne qu'il vient de quitter, et plus de 10% de pays tiers avec lesquels l'Union européenne a conclu des accords. (Crédits : Reuters)

Forte dépendance de la main d'oeuvre étrangère, circuits longs sujets aux aléas de la logistique, productions hyper-spécialisées terrassées par la disparition soudaine de certains débouchés... en France, le confinement a révélé de nombreuses failles du secteur agroalimentaire. C'est encore plus vrai au Royaume-Uni, estime Tim Lang, professeur de politique agroalimentaire à la City University of London, qui depuis des années n'a de cesse d'alerter sur la fragilité du système alimentaire britannique, et qui vient de publier un livre consacré à ce ce sujet: "Feeding Britain, Our Food Problems and How to Fix Them" ("Nourrir la Grande Bretagne, nos problèmes alimentaires et comment les résoudre", Penguin Books).

Lire aussi: "La relance devra tirer l'agriculture française vers le haut" (Arnaud Gauffier, WWF France)

Une dépendance ancienne

Certes, au Royaume-Uni comme en France, les rayons vides des supermarchés au tout début du confinement ont été essentiellement causés par des moments de panique des consommateurs. Il n'empêche qu'en compliquant la circulation des marchandises, la crise rend encore plus inquiétante la principale faiblesse du système alimentaire d'outre-Manche, source potentielle de pénuries. Il s'agit de la conviction du Royaume-Uni de pouvoir être nourri par d'autres pays: une espèce de péché d'arrogance fruit du passé colonial de l'ancien Empire britannique, déplore Tim Lang.

"Dès la fin du 18e siècle, la Grande-Bretagne a arrêté de se soucier de produire sa propre nourriture, en estimant pouvoir l'acheter bon marché d'autres pays avec l'argent produit par d'autres industries", explique-t-il.

Une approche partiellement corrigée lors de la deuxième guerre mondiale, mais qui laisse encore des traces aujourd'hui, en la rendant particulièrement vulnérable face aux conséquences du Covid-19 comme du Brexit:

"Nous importons 30% de nos aliments de l'Union européenne, et plus de 10% de pays tiers avec lesquels l'Union européenne a conclu des accords", précise Tim Lang.

Une dépendance d'ailleurs aggravée par une logistique privilégiant une réduction des stocks au profit d'un approvisionnement en flux tendus. Ainsi que par la dépendance de l'horticulture et de la fabrication alimentaire britanniques de la main d'oeuvre étrangère.

Lire aussi: Brexit : quel big bang pour le système agroalimentaire britannique ?

Un système fortement déséquilibré

Le caractère fortement déséquilibré, voire inégalitaire, du secteur agroalimentaire outre-Manche constitue, selon Tim Lang, un autre grand facteur de fragilité. Sur ces 4,1 millions de travailleurs au Royaume-Uni, 1,8 million sont employés dans la restauration, qui depuis les années 90 a renouvelé et internationalisé l'offre alimentaire britannique. 1,5 million sont employés dans la distribution, contrôlée à 90% par huit chaînes. L'agriculture et la pêche comptent moins de 500.000 personnes. Et à cause de la pression sur les prix, elles ne captent que de 8% de la valeur ajoutée brute. La quasi-totalité des terres est possédée par 0,5% de la population.

Or, la crise liée au Covid-19 ne vient qu'accentuer ces déséquilibres. D'une part, la restauration est complètement à l'arrêt et, comme en France, de nombreux agriculteurs se trouvent ainsi privés de débouchés: notamment les producteurs de lait, qui ont dû en jeter des milliers de litres, ou baisser significativement leurs prix, à cause de la fermeture des chaînes de café et des restaurants. D'autre part, pour la grande distribution, "c'est Noël", note Tim Lang: entre le 24 février et le 21 mars, son chiffre d'affaires a dépassé de 2 milliards de livres sterling (2,3 milliards d'euros) celui de la même période de 2019, selon le cabinet d'analyses Nielsen.

Un accès inégal à une nourriture de qualité

Enfin, la fragilité alimentaire britannique est accentuée par la faiblesse de l'Etat providence, qui en cas de crise économique aggrave les inégalités d'accès à une nourriture de qualité.

"Depuis des semaines, des millions de pauvres se retrouvent à faire la queue pour recevoir de l'aide alimentaire. Mais la charité ne suffira pas à résoudre leurs problèmes alimentaires au Royaume-Uni", déplore Tim Lang.

Sans compter que les choix de production actuels sont "dommageables pour l'environnement comme pour la santé humaine", souligne-t-il, en évoquant le poids de l'obésité, du diabète et des maladies cardiovasculaires chez les Britanniques, ainsi que les études montrant que "la nourriture figure parmi les causes principales de la crise environnementale".

Lire aussi: "L'Union européenne doit faire de l'alimentation un sujet politique" (Pierre-Marie Aubert)

"Arrêter de traiter les citoyens en simples consommateurs"

Alors, comment parvenir à construire un système alimentaire plus résilient en cas de crise, au Royaume-Uni comme dans tous les pays confrontés au même genre de défis ? Au fond, "il s'agit d'arrêter de traiter les citoyens en simples consommateurs", estime Tim Lang. Mais pour ce faire, "il faut surtout un plan alimentaire": un outil de gouvernance que le professeur affirme réclamer dans son pays depuis plusieurs années sans résultat. La sortie de l'UE représente en effet une occasion en or de renforcer la sécurité alimentaire britannique, est-il convaincu, en renforçant l'horticulture aux frais de l'élevage bovin, et ainsi en accroissant la production de nourriture locale pour atteindre environ 80% d'autonomie.

"Le climat et les sols britanniques le permettent, le changement climatique et l'augmentation de la population mondiale l'imposent", estime Tim Lang, pour qui "les pays riches doivent changer leur manière de manger afin de permettre aux pays pauvres de manger mieux".

Une "gouvernance alimentaire à plusieurs niveaux"

De tels plans, inspirés des objectifs de développement durable de l'ONU, devraient s'appuyer tant sur l'adoption de lois fixant des objectifs contraignants que sur la la création d'instances d'encadrement et de suivi au niveau national comme local. Malgré le rôle fondamental des Etats dans la planification face à ces enjeux, Tim Lang insiste en effet sur la nécessité d'une "gouvernance alimentaire à plusieurs niveaux", incluant les villes, "plus proches des citoyens"ainsi que - pour les pays qui en font toujours partie - l'Union européenne, dont la politique agricole commune (PAC) "doit devenir une politique alimentaire durable commune".

Lire: Du Nord au Sud, les villes en quête d'une alimentation plus durable

Or, autant que le Brexit, la crise du coronavirus est une nouvelle opportunité, "une sonnette d'alerte pour tous les pays et la communauté internationale" les appelant à prendre au bras le corps la question de la résilience des systèmes alimentaires, estime Tim Lang. Avec deux autres universitaires, il en a d'ailleurs profité pour rappeler une fois de plus au gouvernement britannique la nécessité d'adopter un plan alimentaire, dans une lettre adressée au Secrétaire d'État à l'environnement, à l'alimentation et aux affaires rurales le 1er avril. Mais, regrette-t-il, encore une fois sans succès.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 3
à écrit le 21/04/2020 à 12:05
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l'agroalimentaire en france et au uk n'a rien a voir et gerer un truc quotidien sur un element exceptionnel, c'est de la betise pure, et c'est intenable( et au passage ca va pas etre facile de faire pousser du the au uk...)

à écrit le 21/04/2020 à 11:35
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Alors que Rome domina l'Europe grâce à son agriculture intensive sans BAYER et ses 43 milliards de dettes soit dit en passant, il est évident que tirer un trait sur cette ressource prioritaire c'est comme si on était assez stupide pour privatiser l'e...

à écrit le 21/04/2020 à 11:28
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"prendre au bras le corps" à bras le corps La Russie était autosuffisante à une époque, avant les soviets, les sanctions économiques ont permis de faire du fromage local, ressemblant à celui qui manque, etc quitte à continuer ensuite comme ça. Y a ...

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