C'est une décision inédite, un mois après le rappel à l'ordre du Conseil d'Etat sur les mesures contre le réchauffement climatique... et une note salée pour l'exécutif. Alors que les gouvernements successifs ont manqué à ses injonctions de réduction de la pollution de l'air, la plus haute juridiction administrative l'a cette fois condamné à payer pas moins de 10 millions d'euros. « Le montant le plus élevé qui ait jamais été imposé pour contraindre l'Etat à exécuter une décision prise par le juge administratif », précisent les juges, de plus en plus impliqués en matière environnementale. En cause : un dépassement des seuils limites de concentrations de dioxyde d'azote (NO2) et de particules fines dans huit zones sur le territoire français (Grenoble, Lyon, Strasbourg, Reims, Marseille-Aix, Toulouse, Paris et Fort-de-France), mettant en danger les populations.
Une victoire pour les ONG de défense de l'environnement : « le déni du gouvernement sur son inaction n'a donc pas dupé les conseillers d'État, qui nous ont donné raison : nous n'avons plus le temps d'attendre d'énièmes dérobades de l'État sur un sujet si important », a réagi Greenpeace France dans la foulée, dans un communiqué commun avec 55 autres requérants dont France Nature Environnement ou Notre affaire à tous. Mi-juillet, elles avaient déjà parié sur une décision « historique » dès les recommandations du rapporteur public mi-juillet demandant la même somme.
« Si le Conseil d'État suit les conclusions du rapporteur public, cette astreinte sera historique et renforcera le rôle clé joué par la justice administrative dans la lutte contre le changement climatique », avait alors salué les Amis de la Terre.
Résultat d'une longue procédure
L'association se trouve à l'origine de la décision, fruit d'une longue procédure initiée en 2015. Cette année-là, c'est elle qui saisit le Conseil d'Etat afin d'obtenir l'application de la directive européenne de 2008 sur la qualité de l'air : pour le dioxyde d'azote (NO2), émis principalement par le trafic routier, les seuils auraient dû être respectés depuis 2010 - et même depuis 2005 pour les particules fines PM10 (inférieures à 10 micromètres). Or, ce n'est pas le cas partout sur le territoire. Face à ces lacunes, les juges ordonnent au gouvernement, dès 2017, de mettre en œuvre des plans pour réduire la pollution dans treize zones soumises à des dépassements répétés des normes édictées par Bruxelles. Mais, en juillet 2020, la plus haute juridiction administrative constate que l'exécutif n'a toujours pas pris les mesures demandées dans huit zones.
Celle-ci lance alors un ultimatum : elle donne six mois à l'Etat pour agir sous peine d'une astreinte de 10 millions d'euros par semestre de retard, soit un peu plus de 54.000 euros par jour. C'est le paiement de l'astreinte correspondant à ce premier semestre de retard (janvier-juillet 2020) qu'il pourrait bientôt payer. Car si les juges constatent bien une amélioration dans plusieurs des zones concernées, ils pointent du doigt un dépassement des seuils limites de pollution ou un retour « non consolidé » sous ces seuils dans cinq agglomérations pour le NO2 (Paris, Lyon, Marseille-Aix, Toulouse et Grenoble) et à Paris pour les PM10.
En 2020, les dépassements n'ont concerné que les agglomérations de Paris et Lyon pour le NO2. Mais cette amélioration est conjoncturelle : elle est le résultat de la chute historique de la pollution due au confinement et non des politiques publiques, relève le Conseil d'Etat. Il estime en outre qu'un « rebond » post crise sanitaire n'est pas à exclure pour l'ensemble des zones.
« L'Etat ne peut être regardé comme ayant pris des mesures suffisantes propres à assurer l'exécution complète des décisions » de 2017 et 2020, notent-ils dans la décision.
Une astreinte renouvelable
Si l'amende est aussi salée, c'est parce que les enjeux sont majeurs, au vu de « la gravité des conséquences en termes de santé publique » et de « l'urgence qui en découle », affirme le Conseil d'Etat. Pour cause, selon les modes de calculs, on estime que la pollution de l'air est à l'origine, chaque année, en France de 48.000 à 67.000 décès prématurés.
Et la somme pourrait encore gonfler : dans six mois, les juges se réuniront de nouveau pour évaluer l'action de l'Etat pour le second semestre, et pourront « à nouveau ordonner le paiement d'une nouvelle astreinte de 10 millions d'euros, qui pourra éventuellement être majorée ou minorée », a précisé dans un communiqué la plus haute juridiction administrative. Et ce, tant que le gouvernement n'aura pas pleinement exécuté la décision de 2020.
Dispositifs insuffisants
Pour se défendre, le gouvernement a mis en avant plusieurs « mesures structurantes » censées permettre d'atteindre de façon « pérenne les objectifs en matière de qualité de l'air en tout point du territoire ». Parmi elles, le déploiement des zones à faibles émissions (ZFE) limitant la circulation dans les grandes villes, les aides à l'acquisition de véhicules plus vertueux ou encore l'interdiction des chaudières au fioul et au charbon dans les logements neufs à partir de 2022.
Insuffisant pour le Conseil d'Etat, pour lequel rien ne garantit que ces mesures conduiront à un retour à des seuils acceptables « dans le délai le plus court possible » - d'autant que l'exécutif n'a précisé aucune échéance. Fin janvier 2021, la juridiction administrative avait lancé une analyse pour évaluer les nouvelles politiques, notamment la généralisation prévue des ZFE.
« Si l'ensemble des mesures mises en avant par la ministre [de la Transition écologique] devraient avoir pour effet de poursuivre l'amélioration de la situation constatée à ce jour, les incertitudes entourant l'adoption ou les conditions de mise en œuvre de certaines d'entre elles ainsi que l'absence d'évaluation fiable de leurs effets dans les zones concernées ne permettent pas, en l'état de l'instruction, de considérer qu'elles seront de nature à mettre un terme aux dépassements encore constatés ou de consolider la situation de non-dépassement », a-t-elle jugé.
Bénéficiaires variés
Quant aux bénéficiaires de l'amende, l'Etat étant lui-même le débiteur dans cette affaire, les juges ont dû innover : ils ont choisi de répartir l'essentiel de la somme (9,9 millions d'euros) entre des institutions capables de se substituer au gouvernement dans la politique de lutte contre la pollution de l'air. Quatre établissements publics nationaux en seront les principaux bénéficiaires : 3,3 millions d'euros pour l'Agence de la transition écologique (Ademe) ; 2,5 millions d'euros pour le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) ; 2 millions pour l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) et 1 million pour l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris).
Les ONG de défense de l'environnement, elles, ne recevront que 100.000 euros. Alors que certains requérants réclamaient la mise en place d'un fonds spécifique pouvant financer des projets dédiés à la lutte contre la pollution de l'air, celles-ci craignent que l'Etat réduise ensuite d'autant le budget de ces organismes.
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