Suez/Veolia : les enjeux du contentieux social devant la cour d'appel de Paris

La juridiction de second degré doit décider le 19 novembre si elle confirme une décision du juge des référés qui a suspendu les effets de la cession à Veolia des part détenus dans Suez par Engie. Les parties au procès ont détaillé leurs arguments lors d'une audience tendue.
Giulietta Gamberini
La décision du tribunal judiciaire de Paris se fonde sur la reconnaissance d'une obligation pesant sur Veolia et Engie de contribuer à l'information et à la consultation des CSE de Suez, que Veolia et Engie n'auraient pas respectée.
La décision du tribunal judiciaire de Paris se fonde sur la reconnaissance d'une obligation pesant sur Veolia et Engie de contribuer à l'information et à la consultation des CSE de Suez, que Veolia et Engie n'auraient pas respectée. (Crédits : Reuters)

Une salle comble par rapport aux restrictions en temps de Covid-19, une dizaine d'avocats, des plaidoiries oscillant entre fines disputes juridiques et citations de la presse, tons techniques et reproches véhéments... La tension qui depuis fin août caractérise les échanges entre Veolia, qui tente d'acquérir Suez, et sa cible, qui s'y oppose avec détermination, a pénétré les murs de la cour d'appel de Paris jeudi 5 novembre. Une audience s'y tenait devant la 2e chambre du pôle social, portant sur le contentieux lancé fin septembre par les comités sociaux et économiques (CSE) du groupe Suez.

Le 9 octobre, le juge des référés avait décidé de suspendre les effets de la cession à Veolia des parts détenues par Engie dans Suez (29,9%), "tant que les CSE concernés n'auront pas été informés et consultés sur les décisions déjà prises et annoncées publiquement par voie de presse le 30 août 2020 par Veolia et Engie" concernant le projet de fusion entre Suez et Veolia. Il avait ordonné à Veolia et Engie de transmettre à Suez les informations nécessaires, et à Suez d'informer et consulter ses CSE. Une décision contre laquelle Veolia et Engie ont fait appel, bien qu'elle ne remette pas en cause la vente des titres.

L'audience de jeudi devait permettre d'entendre les arguments des diverses parties: Veolia et Engie, qui veulent infirmer l'ordonnance en référé du tribunal judiciaire de Paris, et les CSE de Suez qui, avec leur entreprise, en demandent la confirmation. Le débat juridique tourne autour de trois enjeux principaux.

Veolia et Engie sont-ils obligés de consulter les CSE de Suez?

La décision du tribunal judiciaire de Paris se fonde sur la reconnaissance d'une obligation pesant sur Veolia et Engie de contribuer à l'information et à la consultation des CSE de Suez, dans le contexte de l'opération de fusion lancée par Veolia. Le juge des référés cite notamment l'article L. 2312-8 du Code du travail, qui reconnaît le droit du CSE d'être "informé et consulté sur les questions intéressant l'organisation, la gestion et la marche générale de l'entreprise".

Or, aucun texte de loi ni aucun précédent jurisprudentiel ne prévoient explicitement qu'une telle obligation pèse sur un tiers qui ne soit pas l'employeur, ont clamé les avocats de Veolia et Engie. D'autant plus que la seule acquisition par Veolia de 29,9% du capital de Suez n'a conduit ni à une prise de contrôle, ni à une position d'influence, estime maître Joël Grangé. Tant que les autorités de la concurrence n'ont pas autorisé l'opération, Veolia ne peut en effet pas exercer ses droits de vote en assemblée générale, ni n'a d'administrateurs au conseil d'administration de Suez, a-t-il expliqué, en soulignant que le groupe pourrait demander une dérogation aux autorités de la concurrence seulement face à un éventuel risque pour ses intérêts patrimoniaux.

Alors qu'Antoine Frérot a redit le mardi 3 novembre sa détermination à aller au bout de son projet, maître Aurélien Boulanger a également souligné le jeudi suivant que seule une OPA réussie pourrait permettre à Veolia d'exercer un réel contrôle sur Suez, mais qu'un tel résultat ne peut pas être certain: l'OPA pourrait par exemple capoter si l'opération n'était pas autorisée par les autorités de la concurrence, ou si Suez prenait des mesures la rendant "sans objet". Quant à Engie, le groupe énergétique ne pouvait pour sa part pas exercer d'"influence notable" sur Suez, puisqu'il ne disposait "même pas d'une minorité de blocage", a estimé son avocat, Jean-Sébastien Capisano.

Selon Veolia d'ailleurs, dans un tel contexte, aucune obligation de consultation non plus sur Suez. Un employeur ne peut pas consulter son CSE sur une décision qui n'est pas la sienne, et encore moins lorsqu'il rejette cette décision tierce, puisque la consultation ne pourrait pas être considérée de bonne foi, a clamé Aurélien Boulanger. Les seules normes qui s'appliquent selon Veolia et Engie sont alors celles relatives aux sociétés cotées, dérogatoires au droit commun. Et si, elles, prévoient bien une obligation pesant sur un tiers, cette dernière pèse sur l'auteur d'une offre publique d'achat (OPA) seulement après son dépôt: jamais avant.

Une opération unique?

Selon Suez et ses CSE, en revanche, la cession à Veolia des parts détenus par Engie ne peut pas être séparée de l'ensemble du projet de fusion, qui conduit bien à une prise de contrôle. Veolia, en plus d'être le principal concurrent de Suez, a d'ailleurs à plusieurs reprises évoqué dans la presse un projet industriel détaillé, critère qu'Engie a affirmé avoir pris en compte dans son choix. Sans compter que Veolia avait même identifié l'acquéreur potentiel de Suez Eau France dans le fonds Meridiam, a noté Valérie Dolivet, avocate du CSE de l'Union économique et sociale de Suez.

L'information et la consultation des CSE de Suez aurait donc dû avoir lieu avant l'acquisition des parts d'Engie, première étape de ce projet global, a plaidé l'avocate. Cependant, Veolia n'a pas fourni à ce propos à Suez d'informations suffisantes permettant à ses CSE la formulation d'un avis éclairé. Les salariés de Suez, et notamment les 10.000 de Suez Eau France, dont « l'inquiétude » est bien « à l'origine de la procédure » en cours, ont tout appris dans les journaux, a dénoncé maître Dolivet.

Lors de son information de son propre CSE, Veolia a d'ailleurs lui-même justifié la nécessité d'une telle démarche par le fait que son acquisition du 29,9% de Suez ne constituait "pas une simple prise de participation, mais une étape de son projet de rapprochement", a noté Zoran Ilic, avocat des CSE de Suez Eau France. En tentant de présenter son acquisition des parts d'Engie comme une "petite cession sans projet industriel", et en passant de l'indicatif utilisé dans la presse au conditionnel utilisé devant les juges pour décrire son projet industriel, "Veolia réécrit donc l'histoire", a lancé maître Dolivet.

"Si les CSE de Suez étaient consultés seulement quand l'OPA se fera, quel serait d'ailleurs l'intérêt d'une telle consultation?", s'est-elle interrogée.

Quant à Engie, il disposait bien d'une "influence notable" sur Suez puisque, sans en détenir le contrôle, il pouvait participer aux politiques financières et opérationnelles de Suez, estime maître Ilic.

Suez et ses CSE soutenus par le ministère public

Malgré la difficulté de trouver des précédents jurisprudentiels face à un projet si inédit, il y a donc bien eu selon Suez et ses CSE une violation de l'esprit de l'article L. 2312-8 du Code du travail, s'étant d'ailleurs amplifié après l'acquisition par Suez des parts d'Engie. Le projet de Veolia concernant la "marche générale de l'entreprise", Suez était en effet obligé d'informer et de consulter les CSE, et Veolia et Engie, détenteurs des informations, de lui fournir les éléments nécessaires. Le délit d'entrave au fonctionnement du CSE ne s'applique d'ailleurs pas qu'à l'employeur, a souligné Zoran Ilic.

Ce point de vue de Suez et ses CSE a été soutenu par le ministère public. Ce dernier a d'ailleurs considéré que les dispositions sur les sociétés cotées ne s'appliquent pas avant qu'une OPA ne soit lancée. L'absence dans ce contexte de l'information-consultation des CSE constitue donc bien selon le ministère public un "trouble manifestement illicite", dont Veolia et Suez sont à l'origine, et qui justifiait l'ordonnance en référé.

Une suspension illégitime?

Veolia conteste en effet aussi l'ordonnance prononcée par le tribunal judiciaire de Paris en ce qu'elle aurait excédé les prérogatives du juge des référés. Il affirme que la mesure de suspension des effets de son acquisition des parts d'Engie aurait atteint son droit de propriété comme sa liberté d'entreprendre. Le groupe évoque d'ailleurs l'existence d'une "collusion" entre Suez et ses CSE, qui mènerait à une situation d'impasse, Suez et les CSE ayant un intérêt commun à repousser au maximum la procédure d'information-consultation afin de paralyser Veolia. Parmi les preuves de cette "collusion" mises avant par maître Boulanger, le fait que la première convocation du CSE de Suez n'ait eu lieu que les 3 et 4 octobre, alors qu'elle aurait pu bien se tenir dès septembre.

"Celui qui a la maîtrise de la levée de la mesure de suspension est celui qui est opposé au projet, et qui donc bénéficie de cette mesure", a-t- lancé, en estimant que cette suspension devient ainsi une "espèce de sanction pénale disproportionnée".

Suez et ses CSE répondent en dénonçant un "double discours" de Veolia, puisque d'une part ce dernier se plaint d'une atteinte à son droit de propriété et donc de vote, d'autre part il insiste sur le fait que l'acquisition de la part d'Engie ne lui attribue pas de droits et donc de pouvoir de contrôle. Suez et ses CSE soulignent en outre que la suspension ne constitue qu'une mesure conservatoire, ne remettant pas en cause le droit de propriété sur le fond. Quant à la crainte de Veolia de transmettre des informations sensibles à son concurrent, c'est bien cette relation de concurrence qui, en l'espèce, rend ces informations nécessaires, a souligné maître Ilic, en ajoutant que Veolia peut aussi les adresser directement au CSE, tenu à un devoir de confidentialité.

Selon Suez, en outre, seulement une "petite partie" des éléments d'information demandés à Veolia et Engie dès le 12 octobre lui ont été transmis, malgré plusieurs relances. Les instances du personnel destinataires sont d'ailleurs les seules aptes à juger du caractère complet des informations reçues, a souligné l'avocat de Suez, Frédéric Broud. Si la suspension des effets de la cession d'Engie à Veolia était levée, la procédure d'information n'aurait d'ailleurs plus lieu avant, mais après l'opération, a ajouté Zoran Ilic.

Une date butoir pour la suspension?

Si cette suspension devait toutefois être maintenue par la cour d'appel, Veolia réclame alors la fixation d'une "date butoir au-delà de laquelle la mesure sera automatiquement levée". Le groupe soutient en effet avoir envoyé à Suez, entre le 12 et le 26 octobre, l'ensemble des informations déjà transmises à son propre CSE. En calculant un délai de deux mois à partir du 27 octobre, jour de transmission de ces informations aux CSE de Suez, il propose que cette date butoir soit fixée au 30 décembre.

Suez et son CSE s'y opposent, en estimant qu'un tel calendrier est déjà établi par la loi, au bout de trois mois de la réception des informations par le CSE. Ce délai peut être réduit seulement en cas d'accord entre le CSE et l'employeur, note Zoran Ilic: le juge a seulement le droit de l'étendre, sur demande du CSE, lorsque celui-ci estime que l'information obtenue est insuffisante, a précisé l'avocat.

À la veille de l'audience, les CSE de Suez ont d'ailleurs présenté une demande de médiation, afin de trouver un accord sur ce délai et sur les éléments d'information nécessaires pour la consultation. Veolia et Engie, tout en reconnaissant qu'une médiation est un "bon principe", ont demandé davantage de temps pour y réfléchir. La cour d'appel a pour sa part fixé la date de sa décision: elle tranchera sur ce contentieux le 19 novembre.

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