Suez-Veolia : les (trop) nombreux obstacles d'une loi anti-OPA hostiles

Sur fond de hautes tensions entre Veolia et Suez, le député LREM Pierre Person a déposé une proposition de loi visant à interdire les offres publiques d'achat hostiles en période d'état d'urgence sanitaire. Une initiative dont la mise en œuvre se heurte à plusieurs contradictions juridiques.
Juliette Raynal
(Crédits : STEPHANE MAHE)

En 2006, à l'heure où la France se mobilisait pour éviter à Arcelor d'être avalé par l'anglo-indien Mittal Steel, Arnaud Montebourg, alors député socialiste de Saône-et-Loire, défendait l'idée de faire de la France "un paradis anti-OPA hostiles". Quatorze ans plus tard, le souhait d'interdire par la loi les offres publiques d'achat (OPA) hostiles fait son grand retour. Cette législation semble toutefois avoir peu de chance de voir le jour tant elle se heurte à des difficultés techniques réelles.

Cette fois-ci, elle est à l'initiative du député LREM Pierre Person, qui a déposé la semaine dernière une proposition de loi visant à interdire les offres publiques d'achat hostiles en temps d'état d'urgence sanitaire. Cette initiative intervient alors que les deux poids lourds des services à l'environnement Veolia et Suez s'écharpent depuis plusieurs semaines, après que le premier ait annoncé, le 30 août dernier, vouloir faire l'acquisition de 29,9 % des parts de Suez détenues par Engie, pour ensuite déposer une OPA sur le solde du capital de Suez. Une OPA que le Conseil d'administration de Suez a d'emblée qualifiée d'hostile.

Une OPA est considérée comme hostile ou inamicale, lorsque le conseil d'administration de l'entreprise cible se prononce contre cette offre publique d'achat non sollicitée, estimant qu'elle n'est pas dans le meilleur intérêt de la société. Le conseil recommande alors aux autres actionnaires de ne pas apporter leurs titres à l'offre.

Des opérations exceptionnelles

Les OPA hostiles ne sont pas monnaie courante à la Bourse de Paris. "Depuis 2003, on en dénombre moins de 20. Et, sur la période 2015-2019, on ne compte que deux OPA hostiles : celle de Vivendi sur Gameloft, et celle de Gecina [société d'investissement immobilier cotée, Ndlr] sur la société Foncière de Paris", rappelle Frédéric Bouvet, avocat associé chez Herbert Smith Freehills. Si les OPA hostiles restent très rares, c'est qu'elles sont plus complexes à mettre en œuvre qu'une offre amicale, qui, elle, fait l'objet, au préalable, de discussions et d'accords entre les deux entreprises protagonistes.

"Dans le cadre d'une OPA non sollicitée, l'entreprise assaillante a un accès très limité à l'entreprise cible. Elle ne dispose que de l'information publique et a donc très peu d'informations pour préparer notamment l'après, c'est-à-dire l'intégration post-acquisition. Elle se heurte aussi à la réaction de la cible, plus ou moins virulente selon l'opposition du conseil d'administration", explique-t-il.

Aujourd'hui, les textes de droit français ne distinguent pas une OPA hostile d'une OPA amicale.

"En revanche, le droit distingue les OPA volontaires, dont l'objectif est la prise de contrôle, et les OPA obligatoires. Lorsqu'un actionnaire dépasse le seuil de 30% de capital et/ou des droits de vote d'une société cotée, le droit européen et français l'obligent à lancer une offre publique afin de protéger les actionnaires minoritaires. En cas de changement de contrôle, l'investisseur doit permettre aux minoritaires de percevoir la prime de contrôle grâce à une OPA. Cette garantie pour les actionnaires minoritaires est l'un des piliers du fonctionnement des marchés", expose Pierre Mudet, associé au cabinet d'avocats Ginestié, Magellan, Paley-Vincent.

Une loi en contradiction avec un pilier du droit boursier

Le texte proposé par le député Pierre Person contient trois mesures déclinées en trois articles. L'article 1 interdirait les OPA volontaires et les OPA obligatoires hostiles pendant la période d'urgence sanitaire. "Autrement dit, pendant la période de crise, seules les offres publiques obligatoires sont autorisées à la condition d'avoir obtenu un avis favorable du conseil d'administration de la cible", commente Philippe Ginestié, également associé du cabinet d'avocats Ginestié, Magellan, Paley-Vincent.

Selon lui, cette première mesure rencontre deux écueils.

"Que faire avec une offre publique obligatoire bloquée par un conseil d'administration ? Que devient alors la protection des actionnaires minoritaires ? Question d'autant plus importante que nul ne sait combien de temps va durer la période d'urgence sanitaire. Or, il ne semblerait pas raisonnable de bloquer pour une durée indéterminée les opérations de restructuration des entreprises, dont l'OPA est l'un des outils principaux", estime-t-il.

Des risques de conflit d'intérêts

Johann Lissowski, avocat spécialisé en droit boursier, lui aussi pointe cette discordance. "Si vous interdisez une OPA hostile, l'actionnaire peut continuer à prendre des titres au dessus du seuil des 30% sans faire une offre publique et donc sans tenir compte des actionnaires minoritaires. C'est en contradiction avec l'un des piliers fondamentaux du droit boursier."

"Selon moi, cette proposition de loi est perverse parce qu'elle pose des questions de conflit d'intérêts. Un membre du conseil d'administration, par intérêt personnel, peut considérer que l'OPA est hostile alors que normalement il doit voir les intérêts de tous les actionnaires", ajoute-t-il.  "Et surtout, qui décrète que l'OPA est hostile et qui décrète qu'elle ne l'est pas ?", s'interroge-t-il.

La deuxième mesure vise à empêcher qu'une OPA puisse aboutir à un changement de gouvernance d'une entreprise titulaire d'une délégation de service public sans que la collectivité délégante puisse intervenir. Le député LREM souhaite ainsi que tout changement de contrôle d'une entreprise délégataire de service public permette au délégant de mettre fin à la délégation, si les conséquences de ce changement de contrôle ne lui conviennent pas.

Valeur volatile et liquidité incertaine

"Ici, le député Pierre Person part du constat qu'une délégation de service public est faite en fonction de la gouvernance de l'entreprise. On traite avec une entreprise en fonction des personnes qui la dirigent, de sa réputation et de ses valeurs. Il pose donc une question intéressante. Mais, si une entreprise risque de perdre ses contrats de délégation en cas de cession, sa valeur devient volatile et donc sa liquidité incertaine. Un telle mesure rendrait ainsi difficile le financement en fonds propres des entreprises délégataires de service public, la liquidité d'un investissement étant l'une de ses qualités essentielles", analyse maître Philippe Ginestié.

La troisième mesure, consiste à conditionner l'acquisition de plus de 25% du capital d'une société de délégation de service public à l'autorisation du ministère de l'Economie. Si elle entrait en vigueur, cette mesure pourrait éventuellement jouer en la faveur de Suez puisque la cession par Engie à Veolia de 29,9% d'actions dans Suez a été suspendue par le tribunal judiciaire de Paris, lors d'un énième rebondissement.

"Le texte proposé renvoie à une mesure déjà existante, qui est la procédure de contrôle des investissements étrangers dans certains secteurs de l'économie française, par exemple, les activités touchant à la défense nationale, la sécurité publique, les biotechs ou la cryptologie. Ces mesures visent déjà les activités susceptibles de pouvoir affecter l'intégrité, la sécurité ou la continuité de l'approvisionnement en eau. La mesure proposée par le député Pierre Person se situe en fait dans une optique différente. Ce ne serait plus la protection de secteurs stratégiques contre des prises de contrôle par des entreprises étrangères mais, pour les sociétés délégataires de service public, contre tout changement de contrôle même entre nationaux", indique Pierre Mudet.

Pour résumer, sur les trois articles de la proposition de loi, deux se heurtent à de réelles difficultés techniques tandis que le dernier apparaît plus applicable. Il arrive toutefois trop tard pour le dossier Suez Veolia, car le second a déjà racheté 29,9% du capital de Suez. (Même si l'opération a été suspendue par le tribunal judiciaire de Paris, cette décision ne semble pas pouvoir remettre en cause la cession des titres, qui a déjà, et très rapidement, eu lieu)

Pas d'interdiction, mais des outils pour se défendre

Si la législation française n'a jamais interdit les OPA hostiles, la loi Florange de 2014, née après l'OPA de Mittal sur Arcelor, est venue complexifier ces offres publiques non sollicitées. Inscrite dans le code de commerce, elle donne droit à un conseil d'administration de se défendre pour contrer le déroulement d'une OPA au nom de l'intérêt social de l'entreprise. "Mais cette nouvelle proposition de loi franchit un cap supplémentaire", estime Pierre Mudet, qui tient à rappeler le rôle essentiel des marchés boursiers.

"C'est un moyen de financement des entreprises qui cherchent à se développer. Les marchés boursiers permettent de financer l'économie réelle. Sans les marchés, il n'y aurait pas autant d'entreprises de dimension internationale."

La boîte à outils dans laquelle un conseil d'administration peut piocher pour se défendre d'une offre publique est fournie. Au menu : clause de changement de contrôle, venant modifier certains contrats stratégiques en cas de changement d'actionnaire majoritaire, droits de vote double, ou encore, les "bons Breton". Ces derniers (du nom du ministre des Finances qui les a créés en 2006) permettent aux entreprises ciblées de proposer des bons de souscription, à petits prix. De fait, l'exercice de ces bons Breton augmente le coût d'acquisition de la société pour l'assaillant grâce à la dilution du capital de l'entreprise.

"Cash is king"

Les "pilules empoisonnées", comme la création d'une fondation pour mettre à l'abri certains actifs de la société sont également utilisées. Suez y a eu recours le 23 septembre dernier en créant une fondation de droit néerlandais, en charge de garantir pendant quatre ans l'inaliénabilité de sa filiale Suez Eau France. En 2006, l'aciériste Arcelor, avait également placé dans une fondation de droit néerlandais sa filiale canadienne Dofasco. La raison d'être de l'entreprise, instaurée par la loi Pacte, pourrait aussi participer à la défense de l'entreprise ciblée. De même que l'actionnariat salarié.

Reste que, dans la très grande majorité des cas, les OPA hostiles parviennent à aboutir.

"L'histoire démontre qu'il est assez rare que l'offre n'aille pas à son terme à partir du moment où le prix est très attractif. Il existe cependant des contre-exemples, comme celui de Saint-Gobain, qui a fini par abandonner son projet de prise de contrôle du groupe suisse Sika", pointe Frédéric Bouvet de chez Herbert Smith Freehills.

"Cash is King", comme on dit dans le milieu. La dernière offre de Mittal Steel a ainsi valorisé Arcelor 25,4 milliards d'euros, contre 18,6 milliards pour la première offre, formulée cinq mois plus tôt.

Des OPA hostiles utiles ?

Par ailleurs, les OPA hostiles peuvent également être utiles, souligne Pierre Mudet:

"Une OPA peut avoir plusieurs raisons d'être. Elle peut être utilisée pour restructurer un secteur ou pour faire évoluer le management."

C'est dans cette optique que s'inscrit notamment l'offre publique que Vivendi pourrait lancer sur Lagardère, alors que Vincent Bolloré cherche à s'opposer, avec le fonds Amber, au renouvellement du mandat de gérant d'Arnaud Lagardère.

"Finalement, Pierre Person soulève des questions pertinentes. Mais, pour les mettre en œuvre, il se heurte techniquement à un environnement juridique conçu dans un contexte de mondialisation et de libéralisme", conclut Pierre Mudet.

Juliette Raynal

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