"L'ignorance vis-à-vis de la Chine est ahurissante"

Entretien avec Anne Cheng. Titulaire de la chaire d'Histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, elle plaide pour une approche pluraliste à la question de la démocratie en Chine.
Anne Cheng, professeur au Collège de France [© Didier GOUPY / SIGNATURES]

La Tribune - Faut-il avoir peur de la puissance croissante de la Chine dans le monde ?
Anne Cheng -
On a toujours peur de ce qu'on ne connaît pas. Et l'ignorance vis-à-vis de la Chine est encore ahurissante en France. Il suffit de constater à quel point les programmes scolaires sont encore marqués par un fort eurocentrisme. Ceci aboutit à la formation d'élites intellectuelles dont beaucoup n'ont aucune connaissance, même élémentaire, de la Chine. Un professeur d'université me demandait récemment si on trouve l'électricité et l'eau courante en Chine... Une telle situation s'explique par le mythe de la fermeture et de l'immobilisme immémoriaux de ce pays. Il s'agit en fait de la sédimentation de plusieurs strates de mythes, qui a commencé avec les récits des Jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, et qui s'est poursuivie avec la vision colonialiste du XXe siècle. Or, entre 1644 et 1911, l'Empire a été dominé par la dynastie mandchoue, non chinoise, des Qing, qui passent pour avoir été plus autoritaires que leurs prédécesseurs chinois. L'Europe a limité toute la richesse et la diversité de la tradition intellectuelle chinoise à cette vision impériale tardive. Ce qui a conduit à la représentation d'une Chine radicalement éloignée et coupée du reste du monde, en somme le grand « Autre » de l'Europe à laquelle elle renverrait son reflet inversé, comme en un « miroir » narcissique. Évidemment, une telle conception est en train de changer avec la montée, supposée irrésistible, de la puissance économique du pays. Le voyage en Chine est un « pèlerinage » désormais obligé pour les élites européennes. C'est le mouvement de pendule caractéristique des relations sino-européennes : on est passé de la fascination pour « le despotisme éclairé » chinois du XVIIIe siècle à la condescendance colonialiste du XIXe siècle. Aujourd'hui, on revient à une forme de fascination dont il faut toutefois se méfier tout autant. Car la croissance économique apparente cache en réalité un envers du décor inquiétant. Derrière les investissements de prestige, il y a la réalité des infrastructures hospitalières déficientes, un système scolaire à deux vitesses, de fortes tensions régionalistes, notamment au Tibet et au Xinjiang, et la gangrène de la corruption. Cette dernière, à elle seule, pourrait bien conduire à une véritable explosion sociale. Le danger est donc de remplacer la peur de l'inconnu par une fascination béate pour « l'exotisme ». De ce point de vue, je trouve le développement des Instituts Confucius, soutenu par le régime chinois, assez préoccupant. À la différence des Alliances françaises ou des Instituts Goethe, ces structures s'implantent à même les universités. Le personnel et le matériel y sont fournis et financés par Pékin et, compte tenu de la réduction des budgets universitaires, le danger est grand que l'enseignement de la langue et de la culture chinoises soit préempté dans nos pays - c'est déjà le cas dans certains pays d'Europe de l'Est - par ces structures qui véhiculent une forme de propagande officielle, une vision qui met précisément en avant cette notion d'altérité radicale.

L'image d'une Chine décrite comme l'« Autre » radical ne correspond pas, selon vous, à la réalité chinoise ?
Ce mythe de l'altérité a été, pendant des années, entretenu par certains « sinologues » en France qui ont cherché à imposer auprès des médias un véritable monopole du discours sur la Chine, lequel n'est guère qu'une version modernisée de l'orientalisme hérité de la vision des Jésuites. Mais, du moins, ces derniers avaient-ils pris la peine de s'enraciner en terrain chinois et de se donner les moyens de dialoguer en chinois avec leurs interlocuteurs lettrés. Ce n'est pas toujours le cas de ceux qui, en France, défendent « l'altérité » et qui se proclament philosophes devant les sinologues et sinologues devant les philosophes. Au-delà de cette ambiguïté habilement entretenue, la domination de la pensée de l'altérité est gênante parce qu'elle renforce la position du pouvoir en place, qui a beau jeu de s'appuyer sur ces arguments culturalistes pour prendre prétexte de l'altérité radicale entre la Chine et l'Occident, afin de récuser les aspirations démocratiques. Le régime en place peut ainsi dire : « C'est vrai, nous ne sommes pas et nous ne pensons pas comme vous. Au nom de quoi devrions-nous adopter vos valeurs ? » C'est un argument martelé par le pouvoir chinois qui se plaît à raviver à souhait le souvenir des guerres de l'opium menées au milieu du XIXe siècle par les puissances dites « occidentales » (dont faisait partie le Japon) pour soumettre la chine. l'heure de la revanche a donc sonné et, avec elle, l'affirmation de l'« exceptionnalité » chinoise.
Mais, ne perdons pas de vue que les chinois sont des êtres humains comme les autres ! Eux aussi aspirent à plus de justice et d'équité - autant d'exigences universelles impliquant des garanties démocratiques qui, même si elles peuvent prendre des formes différentes de celles de nos démocraties parlementaires, n'en sont pas moins nécessaires dans toute société moderne.
Je crois donc qu'il est urgent et essentiel de faire entendre un autre son de cloche. Et c'est pour cela que je me réjouis du fait que mes cours du collège de France soient traduits en chinois, permettant aux milieux sinophones d'avoir accès à des approches plus critiques de leur histoire et de leur culture. En tant qu'historienne, je ne peux pas accréditer le discours officiel qui fait jouer la carte culturaliste quand elle abonde dans son sens, mais qui accepte fort bien le modèle occidental lorsqu'il s'agit de profit économique. il est toujours bon de rappeler que la chine et l'Europe sont simplement aux deux extrémités d'un même continent eurasiatique...

Y a-t-il une continuité entre l'idéologie actuelle et la pensée impériale, qui, si l'on en croit certains experts, a écrasé la diversité de la pensée chinoise ?
Le premier empereur, puis la dynastie Han, qui a régné du IIe siècle avant notre ère au IIe siècle de notre ère, ont en effet instauré un nouvel ordre impérial qui a, il est vrai, quelque peu étouffé le bouillonnement intellectuel préexistant, en se réclamant d'abord d'une idéologie « totalitaire » qui voulait que l'ordre sociopolitique se modèle sur l'ordre naturel. Mais il ne faudrait pas pour autant croire que cette configuration a perduré jusqu'à nos jours. L'histoire chinoise ne se résume pas au maintien de cet ordre-là. Comme l'Europe, la chine a connu ses ruptures, ses invasions et ses évolutions intellectuelles. Sa culture est loin de se limiter au confucianisme. De même, la diversité des cultures régionales n'a jamais disparu, pas plus que les langues et dialectes locaux qui sont encore très vivants, malgré tous les efforts du pouvoir central pour les uniformiser.
Aujourd'hui, le parti communiste tente d'asseoir sa légitimité en se référant à Confucius, comme le faisait déjà d'ailleurs la dynastie Han. Mais il est pour le moins piquant de souligner que la génération au pouvoir actuellement est précisément celle qui, durant la révolution culturelle des années 1966-1976, s'en prenait avec violence à tout ce qui pouvait rappeler, de près ou de loin, la tradition. Nombre de personnes y ont perdu la vie - ou, tout du moins, leur intégrité physique ou mentale - et bien des monuments, à commencer par la tombe et le temple de Confucius sur son lieu d'origine, ont été attaqués à coups de masse par les gardes rouges. Et ce sont ceux-là mêmes qui, trente ans plus tard, placent Confucius sur le piédestal du sage suprême et du père fondateur de la civilisation chinoise, ceux-là mêmes qui portent aux nues « l'humanisme confucéen », tout en s'empressant de rafistoler les statues détruites par leurs propres exactions. en réalité, ces technocrates sont totalement ignorants de la culture traditionnelle dont ils se gargarisent aujourd'hui, mais vis-à-vis de laquelle ils restent au fond assez prudents, après avoir été échaudés par l'expérience du Falun gong, un mouvement se réclamant du bouddhisme qui - on l'ignore souvent - était à l'origine soutenu par les dirigeants, mais qui, en prenant de l'ampleur, est devenu à leurs yeux une menace.

La démocratie serait donc possible en Chine ?
Mais pourquoi pas ? Je le répète, les chinois sont des êtres humains comme les autres et ont, comme les autres, le sens de la justice. Si la démocratie n'a pas d'abord été pensée en chine sur le plan théorique, il existe néanmoins une tradition de pratiques démocratiques, attestée en particulier dans les communautés villageoises. Évidemment, un des problèmes majeurs et récurrents du pays, c'est sa taille à l'échelle d'un continent qui rend difficile le passage au niveau national de ces pratiques locales. Mais, aujourd'hui, on les retrouve en particulier sur internet et dans les réseaux sociaux. Les blogueurs chinois sont extrêmement actifs, à l'insu des médias occidentaux, souvent incapables de les lire. Nombre de revendications passent par ce canal qui relaie les mouvements de protestations, tels ceux des parents qui ont perdu leurs enfants dans l'effondrement de leur école lors de tremblements de terre, ou la dénonciation de certains scandales, notamment alimentaires, comme celui du lait à la mélamine.la réflexion autour du processus démocratique est en réalité très vivace actuellement en chine. Preuve en est l'intérêt pour l'expérience taïwanaise à laquelle la télévision centrale chinoise consacre une émission quotidienne ! Le parti communiste estime qu'un passage abrupt à un régime démocratique aurait de lourdes conséquences. En effet, le parti unique a conservé de l'organisation de l'empire la capillarité des structures administratives qui lui permet de « tenir » le territoire. Si cela disparaît, le pays court un risque d'éclatement débouchant sur un chaos comparable à celui qui s'est produit lors de la dissolution de l'union soviétique. Si un tel argument semble fondé, il n'en reste pas moins que le parti cherche surtout à se maintenir au pouvoir. Ce qui explique qu'il encourage la consommation de masse, pas seulement pour rééquilibrer une économie trop dépendante des exportations, mais aussi pour des raisons sociales : une population occupée à consommer se tient tranquille et ne se mêle pas de politique.
Ce que j'appelle de mes v?ux serait une approche pluraliste à la question de la démocratie en chine. Je suis en contact avec des chercheurs japonais qui réfléchissent sérieusement à des hypothèses politiques alternatives qui ne se réduisent pas à de pures et simples importations occidentales. Vouloir imposer notre modèle démocratique s'est révélé vain et potentiellement dangereux, car cela ne fait que conduire à un durcissement du discours du régime et ne permet pas de comprendre les spécificités de la réalité chinoise. Ce qui me rend optimiste sur l'évolution de la situation, ce sont les mutations que l'on observe autour de la Chine, en Asie du sud-est, en Corée du sud, au Japon, à Taïwan, sans oublier Hong Kong qui, bien que réinséré dans l'entité chinoise, reste une enclave de résistance.

 

Les cours d'Anne Cheng au Collège de France sont en accès libre (en français, anglais et chinois) et téléchargeables gratuitement sur le site : www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/

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