Les imaginaires de la crise

Par Antoine Rebiscoul, publicitaire.

Malgré nos difficultés à tous à comprendre l?ampleur de la crise actuelle, il faut déjà se risquer à l?exercice de la prévision. Quelle sera l?inscription de la déroute de l?économie dite financière dans les représentations les plus courantes de la valeur ajoutée perçue des biens et des services ? Les tentatives de solutions actuelles apportées à l?intérieur du système financier sont utiles, mais elles ne sont rien sans un arrimage à des représentations beaucoup plus larges, qui engagent l?ensemble de nos repères de consommation.

Ces dernières années ont été caractérisées par une véritable bulle d?idées et de modèles économiques autour de la figure de l?économie de l?immatériel. De quoi d?agissait-il ? Principalement, d?une tentative de dépassement de la différence offre et demande par les pratiques d?interactivité. Et pas seulement dans la seule sphère d?internet. Dans un monde où l?interactivité est l?horizon, les stocks ? qu?il s?agisse de produits ou d?actifs - doivent tendanciellement devenir des flux et être lus comme tels.

Les produits les plus aisés à commercialiser ne sont-ils pas devenus les forfaits et abonnements, qui transforment la transaction marchande en relation et en commerce des accès ? Même le trafic des biens tangibles n?échappe guère à une recherche toujours plus poussée de fidélisation du capital client. A un autre niveau, le problème des entreprises est moins l?affirmation de leur raison sociale "dans les murs" que leur inscription au c?ur d?un tissu relationnel premier, tramé de "parties prenantes" et de "territoires compétitifs", dont elles doivent savoir capter les compétences et les différents types de réseaux. Et c?est vrai au moins autant pour les PME que pour les grandes corporations.

Les outils de valorisation des actifs financiers, de la même façon, ont démonétisé l?évaluation par les coûts historiques pour lui substituer une recherche permanente de "fair value", de valeur de marché instantanée des actifs, qui a permis de donner à tous types d?options de croissance la validité et la saveur de la réalité. Produits, périmètres des entreprises, et actifs, ont connu un intense mouvement de dématérialisation, dans la mesure où par dématérialisation il faut entendre une incorporation toujours plus poussée des flux dans la production, du potentiel dans les outils d?évaluation, et des éléments d?images et de marque dans la perception de la valeur ajoutée servie par les biens.

Nous avons ainsi fabriqué un monde d?imbrications étroites entre virtuel et réel, et il serait bien imprudent de considérer que les seules activités financières seraient responsables de l?écart spéculatif que nous payons actuellement.

Aussi, dans le monde de la consommation, les conséquences concrètes de la crise actuelle seront doubles. Nous allons sans doute assister à une forte réaction industrialiste, qui cherchera à extirper des biens et services toute dimension spéculative. Tout ce qui ressemble à un "produit dérivé", dans le domaine de la finance comme dans celui du marketing, devra rendre raison de son "sous-jacent". Les biens qui ne produisent aucune option additionnelle, aucun débordement par rapport au contour de leur utilité première, seront particulièrement valorisés. On ne voudra plus payer pour des qualités ou des fonctionnalités supplémentaires, qui apparaîtront comme autant d?attributs factices. Les produits "low-cost", qui ne cessent de progresser depuis cinq ans, vont connaître une vigueur renouvelée. Notre "système des objets" ira vers une forme de radicale simplification. Dacia est ainsi sans doute de plus en plus l?avenir de Renault.

Mais, à l?inverse, du côté de la complexité, nous allons assister à la migration de l?ensemble des pratiques et de l?imaginaire de l?économie de l?immatériel vers une thématisation nouvelle du concept de bien commun. Parce que, sans doute, notre seul espoir d?un renouveau de la croissance réside dans le nouvel horizon des industries vertes. Qui impliqueront d?indexer les formes principales de la valeur ajoutée perçue par chacun sur la contribution des facteurs de production à la sauvegarde ou à la progression des équilibres de la biosphère. De normes extérieures de limitation de l?activité, les facteurs de la "contrainte écologique" pourraient bien au contraire être intégrés en son c?ur même, comme sa principale stimulation ? ainsi que le pointait l?important rapport de Nicholas Stern dès 2006. Les impacts sociaux comme environnementaux des biens et produits, d?effets dérivés, pourraient ainsi devenir l?indice le mieux compris de leur nouvelle attractivité ? voire, dans des formes inédites qui restent à inventer, de leur désirabilité.

De même, la noosphère et les activités de l?esprit devront être requalifiés. Le mouvement de dématérialisation à l??uvre depuis les années 90 a aussi été la création de connectiques dans presque tous les domaines : entre l?entreprise et ses multiples partenaires, prestataires, et "co-opétiteurs". Entre les consommateurs et les marques. Entre individus. Mais, surtout, l?économie s?est davantage appuyée sur les progrès de la noosphère et sur ses puissants effets de réseau que l?inverse. Le marketing est ainsi devenu, dans la période antérieure, une activité à grande échelle de captation, voire de prédation, des productions culturelles et de l?immense espace intersubjectif ouvert par les nouvelles technologies. L?économie de l?immatériel apparaît dans son après-coup comme une préparation quasi-programmatique de la révélation de l?importance cruciale des phénomènes de mutualisation et d?interactions complexes, si complexes qu?elles fonctionnent comme des infrastructures d?échanges ressemblant à s?y méprendre à la définition que l?on peut donner d?un bien public.

Comment, d?ailleurs, envisager un autre développement, dans un monde qui engage une quasi-nationalisation globale de son système bancaire, et qui reconnaît ainsi à la circulation monétaire une valeur telle qu?il ne saurait être question d?en risquer davantage la moindre défaillance ? Les biens et services de ce nouvel imaginaire devront se présenter comme des "hubs" ouverts, permettant une multitude d?accès, favorisant toutes les formes de socialisation. Ils s?appuieront de façon fondamentale, pour les mimer ou pour les intégrer au c?ur du modèle de consommation qu?ils proposeront, sur les concepts de non-rivalité et non-excluabilité : tout le monde peut s?en servir, et s?en servir n?exclut pas les autres.

Pour reprendre l?exemple automobile, ainsi que le notait justement récemment Bruno Marzloff dans Le Monde, Renault serait sans doute bien inspiré de signer avec Autolib?.

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Commentaires 6
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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un peu complexe pour le commun des mortels et tout cela pourrait etre dit plus simplement mais je pense que ce type a tout compris et analyse bien la situation, nous allons vers une nouvelle forme de socialisme et meme certains Americains sont prets...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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les publicites pop up de ce site sont rellement enervantes et envahissantes ! elles nous portent sur les nerfs !!

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Ce texte est tout simplement gravement génial : il a raison sur absolument tout. Je ne sais pas qui est ce Rebiscoul, mais il faut absoluement qu'il développe tout ça !

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Très impressionnant.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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La reaction de mimix en engendrant une autre comme il est de mise sur ce beau media qui fait flipper tt le monde, il est clair que les pop up et la façon dont les marques communiquent aujourd'hui est vraiment pas du tt en phase avec les usages, il fa...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Tous ceux qui connaissent Antoine Rebiscoul savent que ce garçon a une réflexion d'une grande maturité, qui force le respect. Il est l'un des rares à avoir une vision. Il n'a pas la place qu'il mérite dans sa profession, car il n'est pas seulement in...

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