Le destin croisé des "ennemis du 4 juin"

Le 4 juin 1989, trois événements se produisent : le massacre des étudiants chinois sur la place Tiananmen, la mort de l'imam Khomeiny qui déclenche d'énormes manifestations à Téhéran, et la victoire de Solidarnosc en Pologne, lors du premier scrutin libre depuis la guerre. Vingt ans plus tard, ces événements déterminent toujours les alliances du camp occidental emmené par les Etats-Unis, estime François Lenglet, rédacteur en chef à La Tribune.

Par moments, l'actualité joue les metteurs en scène, associant des événements qui se déclenchent simultanément, alors que chacun d'entre eux obéit à sa propre logique. Ainsi le 4 juin 1989. Ce jour-là, à Pékin, des divisions militaires armées mataient dans le sang une insurrection étudiante, faisant probablement plusieurs milliers de morts au c?ur de la capitale rouge. Les étudiants occupaient la place Tiananmen depuis plusieurs semaines, demandant la démocratie et l'arrêt de la corruption. Ils avaient joyeusement célébré la visite de Mikhaïl Gorbatchev en Chine, quelques jours auparavant, en brandissant son portrait - une façon bien chinoise de demander que la perestroïka intervienne aussi dans l'empire du Milieu.

Le régime communiste, après avoir tergiversé quant à l'attitude à adopter, suit les durs, emmenés par le vieux Deng Xiaoping. Il s'agit justement d'éviter la déréliction qui frappe le régime soviétique. L'ouverture économique d'accord, mais pas au prix de la gangrène politique. L'image de ce manifestant en chemise blanche, qui arrête une colonne de chars par son seul courage, restera comme le symbole de la lutte pour la liberté.

Ce même 4 juin, des centaines de milliers de personnes se retrouvent dans les rues d'une autre capitale orientale. Ils crient leur désespoir, certains connaissent même des transes : Téhéran pleure l'imam Khomeiny, mort dans la nuit, avec des scènes d'hystérie collective saisissantes. Les dernières paroles du religieux auraient été : "Fermez la lumière !", comme en sinistre écho aux derniers mots du poète Goethe : "Mehr Licht !", "Plus de lumière !".

Au pouvoir depuis dix ans après un long exil, Khomeiny était le guide de la révolution islamique et suscitait un culte de la personnalité que Staline n'aurait pas renié. Même si le pays avait sombré dans un chaos économique profond après l'éviction du shah, l'émotion était considérable ce jour-là, parce que l'imam incarnait le sursaut religieux du pays face au "grand Satan", la puissance honnie, les Etats-Unis. L'année précédente, la marine américaine avait abattu "par erreur" un avion d'Iranair, au-dessus du golfe Persique, faisant près de 300 morts, après une longue série de crises politico-militaires entre les deux pays.

Le 4 juin 1989, l'Amérique, chef de file du camp des démocraties occidentales, a donc deux ennemis, la Chine communiste qui massacre sa jeunesse, et l'Iran chauffé à blanc par la mort d'un fanatique islamiste. Vingt ans plus tard, ces deux ennemis sont toujours là. Mais la stratégie de puissance qu'ils ont choisie est radicalement différente. L'Iran semble plus que jamais dans la confrontation. Après une période de timide réformisme, le régime de Téhéran a repris, sous l'impulsion du président Mahmoud Ahmadinejad, la rhétorique guerrière contre l'Occident et Israël, multipliant les provocations. Et nourrissant des ambitions nucléaires, malgré les sanctions internationales.

Pourtant, après plusieurs décennies de conflit, le front n'est plus aussi tendu. Les élections présidentielles prochaines, le 12 juin, pourraient bien faire réémerger le courant libéral. Et quand bien même Ahmadinejad serait confirmé, l'arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche a réchauffé un climat qui laisse désormais augurer d'un apaisement. A en croire le démographe Emmanuel Todd, qui s'est rarement trompé dans ses analyses, la société iranienne n'est pas désireuse d'une confrontation violente. La transition démographique, toujours porteuse de soubresauts et de violences, s'est exprimée avec la révolution islamique, à la fin des années 1970. Elle est achevée.

A Pékin, c'est une tout autre ambiance. La Chine est devenue amicale vis-à-vis de l'Amérique - elle joue la stratégie coopérative. Après vingt ans de croissance étonnante, le souvenir de la boucherie de Tiananmen ne réapparaît guère que lors des anniversaires. Et encore semble-t-il appartenir à un autre pays que la Chine que nous connaissons. En vingt ans, le pays a multiplié par six son PIB, il est devenu le c?ur industriel de la planète et la première destination des investissements internationaux. Il est aussi le premier créancier des Etats-Unis, détenant plus de 700 milliards de dollars d'obligations du Trésor.

Sous ces apparences bénignes, le rapport de forces n'est plus le même qu'il y a vingt ans. La toute récente visite à Pékin du secrétaire au Trésor, Tim Geithner, a bien montré que, désormais, c'est la Chine qui donne des leçons à une Amérique en crise. C'est la Chine qui s'inquiète de la valeur de ses actifs libellés en dollars. C'est la Chine que tous les chefs d'Etat et de gouvernement sont venus courtiser lors du sommet du G20, le 2 avril 2009. Et ce n'est probablement qu'un début.

Des deux ennemis du 4 juin 1989, le plus dangereux pour la puissance américaine, et le plus durable, n'est donc pas forcément le plus agressif. Fort heureusement, depuis vingt ans, l'Amérique s'est fait aussi de nouveaux amis. Le 4 juin 1989, les Polonais votaient aussi pour la première fois depuis la guerre, rejoignant le camp du monde libre, qui allait encore s'agrandir quelques semaines plus tard, avec la chute du Mur.

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