Guerres d'aujourd'hui et de demain

HOMO NUMERICUS. Avec l'emprise croissante de la technologie, les guerres de demain ne seront plus les mêmes. Les armées des grandes puissances se préparent à ces futures « hyperguerres ». Par Philippe Boyer, directeur innovation et relations extérieures à Covivio.
Philippe Boyer
L'Ukraine redoute une déferlante de chars, mais elle a déjà subi, début janvier, une vague de virus informatiques à l'encontre de ses sites gouvernementaux. Cette cyberguerre expérimentée contre l'Estonie en 2007, la Géorgie en 2019 et, plus récemment, contre les États-Unis et l'Ukraine, prouvent que les conflits numériques, presque désormais permanents, sont devenus le nouveau champ de bataille du XXIe siècle.
L'Ukraine redoute une déferlante de chars, mais elle a déjà subi, début janvier, une vague de virus informatiques à l'encontre de ses sites gouvernementaux. Cette cyberguerre expérimentée contre l'Estonie en 2007, la Géorgie en 2019 et, plus récemment, contre les États-Unis et l'Ukraine, prouvent que les conflits numériques, presque désormais permanents, sont devenus le nouveau champ de bataille du XXIe siècle. (Crédits : Kacper Pempel)

Les prochains jours diront si les intenses actions diplomatiques destinées à désamorcer la crise ukrainienne permettront de faire retomber la pression et d'éviter une guerre en Europe. Sur ce sujet, la lecture des très nombreuses analyses géopolitiques qui décryptent ce conflit larvé, confirment une évidence : la guerre a changé de nature du fait que nous vivons désormais à l'heure des guerres « hybrides » (des conflits multiformes), voire des « hyperguerres » pilotées par l'intelligence artificielle.

Alors que plus de 100.000 soldats russes sont stationnées aux frontières de l'Ukraine, l'autre front, celui-là actif depuis déjà plusieurs années, est celui de la cyberguerre. L'Ukraine redoute une déferlante de chars, mais elle a déjà subi, début janvier, une vague de virus informatiques à l'encontre de ses sites gouvernementaux. Moins spectaculaire qu'un conflit classique, mais tout aussi potentiellement violente, cette cyberguerre expérimentée contre l'Estonie en 2007, la Géorgie en 2019 et, plus récemment, contre les États-Unis et l'Ukraine, prouvent que les conflits numériques, presque désormais permanents, sont devenus le nouveau champ de bataille du XXIe siècle, via l'utilisation d'armes numériques, d'une redoutable efficacité, dirigées contre des cibles civiles ou militaires.

La « Red Team Défense » pour conserver un coup d'avance

Si les cyberguerres sont connues et les stratégies de guerres hybrides enseignées dans les académies militaires, la question qui hante tous les états-majors des grandes puissances est celle de conserver un coup d'avance en imaginant les confits de demain. Pour se les représenter, le ministère des Armées, via son agence d'innovation, a fait appel à l'imagination d'auteurs de science-fiction et de romans noirs en lançant un projet de prospective. L'objectif de cette « Red Team Défense[1] » (c'est son nom de baptême) : mettre des mots sur les conflits à l'horizon 2030-2060. Ici, la création d'une nouvelle nation pirate née des changements climatiques, là le hacking d'implants neuronaux, ou encore l'émergence de sphères communautaires qui s'épanouissent dans des réalités alternatives. Toutes les grandes thématiques de ces nouvelles formes de guerres asymétriques sont présentes dans ces scénarios destinés à repenser « l'art de la guerre » : désinformation de masse, polarisation du monde, menaces cyber... la méthode utilisée par cette «Red Team Défense » tenant à la fois du polar d'anticipation, du « design-fiction » et du thriller géopolitique[2].

Se préparer aux futures cyberguerres

Les collaborations de ce type entre l'armée et des communautés de penseurs tournées vers le futur ne sont pas nouvelles. Aux États-Unis, au lendemain du 11 septembre 2001[3], ou encore au Canada, en 2005, avec le recours à l'auteur de science-fiction Karl Schroeder[4]... à chaque fois l'objectif est le même : s'attacher à décrire des scénarios militaires apparemment hautement improbables, voire loufoques, mais qui, à l'horizon de 20, 30 années ou plus, pourraient devenir des réalités. Dit autrement, il s'agit de se préparer à la guerre avant la guerre, et cela dans un monde où la distinction entre guerre et paix est de plus en plus confuse, surtout lorsque les nouvelles formes de guerres ne sont pas nécessairement des conflits armés.

Des guerres sous-traitées à des algorithmes?

Dans un récent essai sur le sujet de la maîtrise de la technologie par les armées des grandes puissances[5], Kenneth Payne, universitaire britannique, s'emploie à démontrer que la maîtrise de l'intelligence artificielle par les armées fait déjà et fera de plus en plus la différence lors d'un conflit. Face à cette menace d'un recours massif à la technologie au point que la machine pourrait, de sa propre initiative, décider de frapper, les militaires tentent d'opposer un message rassurant, voire éthique : il n'y aura pas de frappe robotisée létale sans le consentement d'un opérateur humain. Dans les faits, cette règle pourra-t-elle faire l'objet d'un consensus international ? Il est permis d'en douter alors que les armes létales totalement autonomes existent déjà et que les États, réunis fin 2021 sous l'égide des Nations Unies, n'ont pas trouvé de terrain d'entente sur ce sujet.[6]

États-Unis, Chine, Russie investissent dans  l'IA de défense

Pour répondre à cette menace d'utilisation massive de l'intelligence artificielle à des fins d'armement, les États se mobilisent. En France, la commission de la défense de l'Assemblée nationale publia, il y a quelques mois, un rapport sur les systèmes d'armes létaux autonomes (SALA)[7]. Réaffirmant le fait que ce type d'armes posait de graves questions éthiques, l'une des conclusions de ce rapport était que « la France ni l'Europe ne doivent se lier les mains s'agissant de l'intelligence artificielle de défense, et à s'interdire de soutenir des projets de recherche en matière de robotique et d'autonomie... » du fait que « la robotisation du champ de bataille est d'ores et déjà une réalité ».

Dit autrement, face à un «tsunami» de données et au défi du combat connecté, l'armée se dote de nouveaux outils, à l'instar d'Artemis, une plateforme de traitement et d'analyse censée révolutionner le renseignement, la maintenance prédictive ou encore la planification des opérations.

Aux États-Unis, le Congrès, s'appuyant sur l'agence du département de la Défense (la DARPA), a créé il y a quelques années une Commission de sécurité nationale sur l'intelligence artificielle[8] en charge de définir la stratégie du pays sur ce sujet. Un budget de 1,5 milliard de dollars ayant été affecté au titre des 5 prochaines années. Idem en Russie[9] et en Chine. Dans ce dernier pays, l'intelligence artificielle se déploie dans tout son arsenal militaire de pointe, notamment ses avions, ses missiles, ses véhicules autonomes et bien sûr les cyberarmes[10].

Art de la guerre

Sorte de cheval de Troie destiné à frapper l'ennemi au cœur, la cyberguerre et l'intelligence artificielle s'imposent désormais dans bon nombre de conflits. Au VIe siècle av. J.-C., le général chinois Sun Tzu ne se doutait évidemment pas à quoi la guerre moderne pourrait ressembler. Pourtant, sa prophétie écrite dans son Art de la guerre sonne juste lorsqu'il détaillait que, en matière de stratégie, il importe d'abord de « soumettre l'ennemi sans combat ». Les données (un Rafale produit environ 40 téraoctets de données par heure) n'ont pas encore supplanté les armes mais de plus en plus de combats se mènent à présent derrière des écrans grâce à des programmes automatisés conçus pour terrasser l'ennemi.

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NOTES

1https://redteamdefense.org/

2https://editionsdesequateurs.fr/aParaitre/oo/CesGuerresQuiNousAttendent

3https://www.foreignaffairsreview.com/home/science-fiction-as-a-military-asset

4https://publications.gc.ca/collections/collection_2014/mdn-dnd/D2-324-2013-eng.pdf

5 https://www.hurstpublishers.com/book/i-warbot/

6 https://theconversation.com/un-fails-to-agree-on-killer-robot-ban-as-nations-pour-billions-into-autonomous-weapons-research-173616

7 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b3248_rapport-information#

8 https://www.nscai.gov/

9 https://www.nationaldefensemagazine.org/articles/2021/7/20/russia-expanding-fleet-of-ai-enabled-weapons

10 https://www.brookings.edu/research/ai-weapons-in-chinas-military-innovation/

Philippe Boyer

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Commentaires 3
à écrit le 15/02/2022 à 23:07
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La guerre ce n'est pas un jeu vidéo.. la guerre c'est du sang, de l'extermination de masse, de la destruction massive. Pas beaucoup de warriors en reviennent sain de corps et d'esprit quand ils ont la chance d'en revenir. Plus le progrès avance plus...

à écrit le 14/02/2022 à 14:50
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La dépendance a l'informatique ne mène qu'a une guerre virtuelle a base de terrorisme!

à écrit le 14/02/2022 à 14:47
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"Moins spectaculaire qu'un conflit classique, mais tout aussi potentiellement violente," Définitivement non ! Combien de morts de blessés après un bilan de plusieurs cyber guerres ? Aucun. Aucun combattant ne risque sa vie directement. La guerre c'es...

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