Le financement par le marché, instrument de souveraineté économique

OPINION. Après avoir publié une série de douze tribunes au printemps dans le quotidien La Tribune, le groupe Mars* propose tous les mardis de commenter périodiquement l'actualité de défense, en essayant "d'apporter un éclairage original et un peu de recul par rapport à la grande presse et à la communication institutionnelle". Ce groupe de réflexion informel composé d'une trentaine de personnes s'est donné pour objectif de partager leurs réflexions sur l'avenir de la défense de la France et de l'Europe en vue des échéances électorales de 2022. "Il ne s'agit pas de défendre la candidature de telle ou telle personnalité politique, mais de proposer, en toute liberté, une vision de la politique de défense que pourrait porter un chef des armées inspiré par les valeurs de la gauche républicaine", explique le groupe Mars.
L'épargne des français n'a elle, jamais été aussi abondante : près de 100 milliards d'épargne supplémentaires ont ainsi été accumulés par les français depuis mars dernier, dont les 2/3 par les 20 % des ménages les plus aisés ! (Le groupe de réflexions Mars)
"L'épargne des français n'a elle, jamais été aussi abondante : près de 100 milliards d'épargne supplémentaires ont ainsi été accumulés par les français depuis mars dernier, dont les 2/3 par les 20 % des ménages les plus aisés ! (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : Reuters)

1982. A force de parler d'aversion au risque, de désaffection des marchés, de domination quasi sans partage depuis 20 ans, du Private Equity (investissement privé en capital), souvent présenté comme l'alpha et l'oméga du financement des entreprises innovantes, émergentes et émergées, on en a presque oublié que la France fut pendant près d'un quart de siècle, exemplaire par son nombre d'actionnaires individuels directs (4 à 5 millions) et par sa capacité à financer ses entreprises en croissance à travers son marché boursier.

C'est en effet en 1982, sous l'impulsion du ministre des finances socialiste de l'époque, Jacques Delors, qu'intervient la véritable révolution capitaliste, qui va mettre au cœur de la stratégie économique du gouvernement de l'époque, le renforcement des fonds propres de ce que l'on appelait déjà, les forces vives de l'économie : nos PME et ETI. Cette révolution porte alors un nom, devenu mythique : le Second Marché.

Des bourses régionales comme tremplins

Grâce à Jacques Delors, des entreprises de tous les secteurs, de toutes les tailles et surtout, de toutes les régions de France, souvent familiales, vont avoir accès à une source supplémentaire de financement, en étant autorisées à ne mettre à la disposition du public que 10 % de leur capital (au lieu de 25 %) et de surcroît dans un délai de trois ans. Entre Zodiac en 1983 et l'éclatement de la bulle internet en 2000, en passant par le krach d'octobre 1987, elles seront des centaines à rejoindre, au-delà de Paris, les bourses régionales de l'époque, créant au passage, richesses et emplois.

Les bourses de Lyon, Nantes, Lille, Nancy, Marseille et Bordeaux, vont ainsi accueillir leurs champions régionaux et permettre l'émergence de dizaines de leaders européens et mondiaux, dont nombreux d'entre eux peuplent aujourd'hui le CAC 40 et le SBF 120. Qui n'a pas en tête les Hermès, Sopra, Sodexo, Beneteau, Burelle-Plastic Omnium, et tant d'autres ?

Pourtant, et à mesure que le pays se vidait inexorablement de sa substance industrielle (moins de 12 % du PIB aujourd'hui) et sans qu'il n'y ait de lien de cause à effet direct entre les deux mouvements, le marché boursier des PME allait, notamment sous l'effet d'un mouvement de centralisation (et de bancarisation), engagé dès la disparition du monopole des agents de change à la fin des années 80, perdre peu à peu son statut d'instrument incomparable de compétitivité économique et de vitalité des territoires.

Il faut en effet avoir en tête qu'après avoir connu des années records en 1998 et 2000, les introductions en bourse, ne se comptent depuis 20 ans, que sur les doigts des deux mains chaque année.

Inquiétante domination des fonds

La nature ayant horreur du vide, le Private Equity (et Paris peut s'en réjouir) a alors su s'imposer comme alternative, en tous cas pour les start-up, scale-up, PME et ETI, devenant pour elles, le nouveau "cœur de l'économie". Pour autant, il n'est pas encore parvenu à produire une génération de leaders comparable à la génération précédente et à faire émerger le prochain Xavier Niel. Or ce n'est en effet pas un hasard si le capital développement, quasiment inconnu au début des années 80 en France, s'est développé parallèlement aux marchés et que les fonds les plus performants de la planète se développent aujourd'hui à proximité de grandes places boursières.

Et il faudra bien, pour paraphraser Stéphane Boujnah, l'actuel président d'Euronext, assurer la rotation de ces centaines de participations. Et quel meilleur moyen que le marché, y compris pour les fonds, pour assurer la liquidité du capital ? Sans elle, c'est notre écosystème de financement dans son ensemble, qui sera en risque. En d'autres termes, un écosystème de financement efficace, doit pouvoir s'appuyer sur le Private Equity ET le marché. Il est temps de mieux les conjuguer, car dans la durée, l'un ne va pas sans l'autre.

Crise vs abondance de l'épargne disponible

Dans ce contexte, et aux prises avec la crise économique la plus violente depuis 1945, la France apparaît paradoxalement, avec un marché financier insuffisamment dynamique, en tous cas en termes de renouvellement de sa Cote, bien démunie, par rapport à d'autres nations à l'économie conquérante.

Paradoxalement en effet, car si le nombre de sociétés cotées (comme dans de nombreux pays à travers le monde) et si le nombre d'actionnaires individuels directs, n'ont cessé de se réduire dans des proportions considérables depuis une vingtaine d'années, l'épargne des français n'a elle, jamais été aussi abondante : près de 100 milliards d'épargne supplémentaires ont ainsi été accumulés par les français depuis mars dernier, dont les 2/3 par les 20 % des ménages les plus aisés !

Imagine-t-on ce qu'il serait possible de faire de cette manne d'une bonne cinquantaine de milliards, en renforçant les fonds propres de milliers d'entreprises compétitives, perfusées au PGE et désormais surendettées ? Ou en assurant la transmission du capital d'entreprises sensibles, et leur protection, alors que pèse de plus en plus fréquemment sur elles, pour des montants relativement modestes à l'échelle du monde, mais souvent hors d'atteinte pour les fonds d'investissement français, le risque de passer sous pavillon étranger ?

Certains acteurs du Private Equity, conscients de cette force de frappe potentielle, se proposent de la mobiliser, en s'attaquant notamment aux entreprises familiales, qu'ils imaginent à tort ou à raison, devenues plus vulnérables. Et l'Etat lui-même n'est pas en reste, lorsqu'il lance, via Bpifrance, la création d'un fonds dédié aux PME et ETI nationales, accessibles à des épargnants avertis (susceptibles d'investir au moins 5.000 euros).

Mais pour louables qu'elles soient, ces initiatives pourront difficilement être à la hauteur des enjeux et des montants qui seront indispensables à une Relance durable et à la protection de nos actifs industriels et technologiques. Pour s'en convaincre, il faut souligner que plan de renforcement des fonds propres imaginé récemment par Bercy, portera sur 20 milliards d'euros, alors que l'OFCE vient précisément d'évaluer le déficit de fonds propres des entreprises françaises à au moins 30 milliards d'euros !

Mobilisation

Dans ce moment singulier, l'Etat serait donc bien inspiré d'appeler à la "mobilisation générale des épargnants" et lancer un appel aux plus aisés d'entre eux, pour les inviter non seulement à investir indirectement mais également directement dans nos entreprises et ce, partout sur le territoire national. Directement et pas uniquement lorsqu'il s'agit de céder ses propres actifs ! Pour ce faire, il devrait, comme en 1982, mais en s'appuyant sur les avancées de la loi Pacte, inciter à ce que l'épargne "improductive" des Français soient plus directement mise à la disposition des entreprises, en favorisant l'émergence de nouvelles places de marchés, soit thématiques ou sectorielles, soit territoriales.

Cette orientation paraîtrait aujourd'hui d'autant plus opportune, que les nouvelles technologies qui vont permettre la décentralisation accélérée du financement, sont disponibles : on pense évidemment à la Blockchain et à la négociation sécurisée et au moindre coût d'actifs numériques, à l'instar de ce que proposent déjà le London Stock Exchange, Funderbeam en Estonie, ou, plus près de chez nous et toute proportion gardée, l'ambitieuse plateforme Kriptown, qui présente d'ailleurs déjà comme une "néo bourse" !

Il serait sans doute judicieux de favoriser l'émergence de places de marché dédiées au financement de certains secteurs clé de souveraineté, notamment pour les entreprises de taille modeste qui les constituent : on pense spontanément aux entreprises de secteur agroalimentaire (un autre enjeu de souveraineté) qui intéressent parfois moins l'écosystème de financement parisien, ou aux entreprises innovantes du secteur de la défense, qui ont souvent des difficultés à être financées par les banques et qui, lorsqu'elles ont accès aux fonds, craignent pour leur indépendance.

On pourrait également imaginer la création de places de marché, au cœur des territoires, permettant aux épargnants qui les habitent, de participer concrètement au financement des entreprises qui y sont installées. Sur ce point, les exécutifs régionaux ont probablement un rôle moteur à jouer, car ce n'est pas faire injure à l'opérateur boursier historique, que de constater qu'à mesure qu'il devenait un "Airbus de la finance" (Euronext), il s'éloignait des territoires et des plus petites entreprises qui les irriguent.

Pédagogie

Il faudra bien sûr faire preuve de pédagogie. Il sera utile pour réussir, d'enseigner aux épargnants les mécanismes du marché et leur rappeler que les actions sont toujours le placement le plus sûr à long terme. Il faudra leur apprendre que si un placement en actions comporte toujours des risques, mieux vaut disposer de la liquidité de la bourse (toujours suffisante à l'échelle individuelle), que de rester collé avec des parts de fonds non négociables !

Il faudra faire comprendre à nos chefs d'entreprises (ce que pourraient confirmer nos grands entrepreneurs, de Bernard Arnault à Franck Riboud), que le marché est le seul partenaire de l'entreprise à s'inscrire dans le temps long, et le seul moyen de développer son entreprise sans perte d'indépendance.

Et, enfin, il faudra rappeler inlassablement que la capacité de nos entreprises, qu'elles soient technologiques ou plus traditionnelles, qu'elles soient considérées comme stratégiques ou non, à se financer depuis le territoire national et auprès du plus grand nombre d'actionnaires, en assurant ainsi leur indépendance et leur pérennité, garantira également notre souveraineté économique.

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* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

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Commentaires 3
à écrit le 27/10/2020 à 20:56
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La Parti Communiste Chinois a été redoutablement plus efficace que le marché secondaire français ! Créer des marchés dédiés au financement des secteurs clés de la souveraineté...la blague...a votre bon coeur mesdames messieurs, venez investir dans mo...

à écrit le 27/10/2020 à 15:08
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Le titre dit tout ! Ah bon la souveraineté économique passerait par le marché !!! Disons que l'inverse se produisant, la dette étant le moyen de racheter a vile prix des entités économiques, si l'on regarde macron, il ne me semble pas que la souv...

à écrit le 27/10/2020 à 10:15
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La "défense" par rapport a quoi? Si le peuple n'est pas mis a contribution c'est le peuple qui en sera victime!

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