Des PDG politisés, une société de plus en plus polarisée

OPINION. Les dirigeants d'entreprise s'engagent de plus en plus ouvertement en politique. La visite récente d'Elon Musk en Italie, en soutien de la populiste Giorgia Meloni, en témoigne. Par Aurélien Feix, professeur à TBS Education
(Crédits : DR)

Depuis le milieu des années 2010, de plus en plus de chefs d'entreprise américains prennent ouvertement des positions politiques. Un Elon Musk, engagé haut et fort du côté des populistes, venant en Italie soutenir la présidente du Conseil des ministres Giorgia Meloni, est emblématique de ce militantisme patronal.

Ce phénomène est-il amené à perdurer aux États-Unis ? Voire à s'étendre en Europe ? Les déclarations récentes de Bob Iger, PDG de Disney, remettant en cause l'activisme croissant de Disney, pourraient bien constituer un tournant. Et il s'agirait selon nous d'un tournant bienvenu.

Pour comprendre l'impact de cette nouvelle forme d'action politique des dirigeants d'entreprises sur nos sociétés, il est important de la distinguer d'abord du lobbying, visant à influencer en coulisse le pouvoir dans un sens favorable à des intérêts économiques. Il est question ici de prises de position publiques, sur des thématiques indépendantes des activités des entreprises et parfois très clivantes.

Les sujets peuvent être extrêmement variés, du droit à l'avortement à l'accès à l'aide médicale, en passant par la politique d'immigration, la liberté de porter une arme, la législation environnementale, l'invasion de l'Ukraine par la Russie... La liste des entreprises américaines dont les PDG se sont exprimés sur de tels sujets au cours des dernières années est longue : Apple, Google, Nike, Ford, Delta Airlines, Goldman Sachs, Whole Foods...

Cette montée en puissance de l'activisme est le fait d'une nouvelle génération de dirigeants avides de notoriété et sachant habilement utiliser les réseaux sociaux comme porte-voix. Elle fait aussi écho à une évolution des mentalités, du côté des salariés comme des clients.

C'est sous la pression d'une partie de ses employés de Floride que la direction de Disney, par exemple, est intervenue en 2022 pour condamner une loi républicaine interdisant d'évoquer l'homosexualité dans les petites classes de l'école primaire. La firme, pour des raisons en partie internes, a alors pesé de tout son poids économique pour faire évoluer la situation.

Howard Schultz, le patron de Starbucks, s'est fermement opposé pour sa part à la politique d'immigration menée au temps de Donald Trump, en raison, sans aucun doute, de convictions personnelles, mais aussi probablement à l'issue d'un calcul marketing. De tels propos permettent en effet de s'attirer les bonnes grâces d'une cible de consommateurs très précise, en l'occurrence les jeunes urbains aisés, amateurs de cafés... et très souvent progressistes.

La notion de « buycott », d'achat engagé, rend compte de l'attente d'une partie des consommateurs qui veulent acheter un positionnement moral en même temps qu'un produit. Par leur engagement politique, les dirigeants s'efforcent de capitaliser sur ces exaltations et en tirent souvent profit.

Pas étonnant si cette politisation a suscité, ces dernières années, un certain enthousiasme des commentateurs. Un professeur de l'INSEAD, N. Craig Smith affirmait en 2018 qu'il était « dans l'intérêt des entreprises que leurs patrons s'expriment sur des sujets politiques » et que renoncer à de tels engagements pouvait leur nuire.

Les dommages réputationnels de Disney nous rappellent cependant que les prises de positions des dirigeants peuvent aussi nuire aux intérêts d'une entreprise lorsque ces positions sont en décalage avec les attentes de la majorité des parties prenantes.

Mais nos recherches (1) mettent en évidence par ailleurs un risque d'une tout autre nature : celui que présente ce militantisme pour la démocratie.

Beaucoup de PDG n'hésitent pas, en effet, à provoquer du « bad buzz » avec des propos extrêmes, en ayant conscience qu'en agissant ainsi, leur image sera peut-être écornée dans certains milieux, mais qu'ils resserreront les liens de leurs entreprises avec les partisans des mêmes positions et augmenteront donc leurs ventes. En agissant ainsi, ils capitalisent sur les fractures qui traversent la société pour fidéliser leur clientèle, mais dans le même mouvement, ils exacerbent les conflits.

Le militantisme des entreprises a d'autres inconvénients. Pour l'essentiel, les entreprises constituaient traditionnellement de lieux neutres dans lesquels se côtoyaient des personnes d'opinions diverses, unies par un travail en commun. Les déclarations militantes des PDG rompent cette neutralité. Ils prennent en otage certains salariés, associés malgré eux à ces déclarations fracassantes. Ils incitent certains à quitter le navire et dissuadent des candidats talentueux, mais ne partageant pas les mêmes convictions, avant de rejoindre leurs équipes.

Les salariés et consommateurs, déjà enfermés dans des bulles de croyance par les réseaux sociaux, peuvent

ainsi se retrouver dans des mondes totalement homogènes, y compris dans la vraie vie, travaillant avec des collègues en phase avec leurs opinions politiques, achetant dans des magasins également en phase avec ces opinions. On peut imaginer à terme, au sein même d'un pays, que deux mondes se frôlent sans jamais avoir à se fréquenter. Plausible et lourd de menaces.

Le rétropédalage du PDG de Disney sur l'engagement LGBT+ de la firme, est à cet égard une bonne nouvelle, quoi qu'on pense de ce combat spécifique.

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(1) When Is CEO Activism Conducive to the Democratic Process? Aurélien Feix et Georg Wernicke, Journal of Business Ethics, 2023

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Commentaires 3
à écrit le 22/12/2023 à 9:24
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Chacun cherche "ses" intérêts, il est donc nullement politique mais médiatique ! ,-)

à écrit le 22/12/2023 à 8:54
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Traduction : Avant, il y avait des PDG de gauche, et ca vous plaisait, mais maintenant qu'il y a des PDG de droite, ils sont "politises"

à écrit le 22/12/2023 à 8:36
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Populisme:École littéraire qui cherche, dans les romans, à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple. Victor Hugo devait donc être un des premiers "populistes". Donc pour vous l'extrême droite et Victor Hugo c'est pareil ? LOL ! "On peut imag...

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