Et si l’absence de femmes dans la tech était d’abord une question de culture ?

OPINION. Les clichés culturels véhiculés dès l'enfance conditionnent l'attractivité des métiers de la tech. Comment en sortir ? (*) Par Gérald Karsenti, président de SAP France.
La mise en avant de role models féminins dans la culture du divertissement pourrait donc avoir un impact très positif sur la désirabilité des métiers scientifiques et de la tech.
La mise en avant de role models féminins dans la culture du divertissement pourrait donc avoir un impact très positif sur la désirabilité des métiers scientifiques et de la tech. (Crédits : Société Générale)

1843. Le premier programmateur du monde voit le jour et c'est grâce aux recherches et découvertes d'une femme, Ada Lovelace. Si les débuts de l'informatique ont donc vu le jour grâce à une femme, le contraste avec la réalité actuelle est frappant en 2019 : les femmes représentaient moins de 11% des salariés français dans les métiers de la tech. Ce faible pourcentage était même en baisse par rapport à la période 2013-2018... Comment renverser cette tendance ?

Déconstruire les préjugés dès le plus jeune âge

Les métiers qui font rêver filles et garçons sont encore bien répartis en fonction du genre et cela n'a pas beaucoup évolué en 20 ans, comme le montre l'enquête PISA menée par l'OCDE sur les aspirations professionnelles des enfants dans 41 pays confondus (2018)[1]. Ainsi, le métier d'ingénieur dans l'informatique ou les télécoms est à la 4ème place des métiers de rêve chez les garçons, alors qu'il n'est absolument pas dans l'horizon professionnel des jeunes filles, qui se rêvent avant tout médecin ou enseignante. Le manque de connaissances sur la réalité que recouvrent précisément ces métiers pourrait être une des raisons de tels constats. Roxane Varza, directrice de l'incubateur de start-ups Station F et fondatrice de l'initiative Girls in Tech, raconte ainsi que lors d'une rencontre avec des collégiennes pour leur faire découvrir les métiers du numérique[2], elle avait dû déconstruire pas mal de clichés, notamment sur le fait que ces métiers ne s'exerçaient pas seulement derrière un écran et que les interactions humaines étaient aussi au rendez-vous.

Au cours des études supérieures, les conséquences de ces clichés culturels se retrouvent. Même dans les écoles dédiées à la formation de profils tech, la part de femmes qui postulent progresse bien lentement. À l'École 42 par exemple, si en deux ans le taux de candidates a doublé, atteignant ainsi 30% de l'ensemble des postulants, la proportion de femmes ne représente encore que 15% des étudiants. Quant aux écoles de commerce, pourvoyeuses de nombreux profils que l'on retrouve dans les métiers de la tech, aujourd'hui encore les vieux clichés y sont persistants, comme l'observe le Haut Conseil à l'égalité entre les hommes et les femmes (HCE) dans son rapport annuel 2020[3] qui qualifie les grandes écoles de « creuset du sexisme ».

S'appuyer sur la culture pour faire évoluer les perceptions

En 2018, un studio de jeux vidéo suédois a sorti un nouveau jeu qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale avec pour personnage principal un soldat féminin, ce qui a provoqué un tollé parmi une partie des joueurs, ulcérés de voir une femme prendre la place d'un homme.

Puisque l'on sait combien la culture numérique impacte les esprits de la jeune génération, ne sous-estimons pas le changement de perception que peuvent provoquer les role models. Prenons l'exemple de la série Le jeu de la dame, produite par Netflix et sortie à l'automne 2020, dont le personnage principal est une jeune femme. Le succès a été immédiat, puisque la série a été regardée par plus de 62 millions de foyers dans le monde[4] et vient d'ailleurs de remporter 2 trophées aux Golden Globes 2021. L'engouement pour la série, et plus largement pour les échecs s'est aussi matérialisé sur un plan commercial puisque les fabricants d'échiquiers ont bénéficié sur cette même période d'une forte augmentation de leurs ventes. Le plus intéressant est que le portail en ligne spécialisé dans les échecs, Premier Chess, a fait part d'une augmentation de 50% des inscriptions à des leçons virtuelles, dont une grande partie des inscrits sont des femmes.

La mise en avant de role models féminins dans la culture du divertissement pourrait donc avoir un impact très positif sur la désirabilité des métiers scientifiques et de la tech. Ce phénomène n'est pas nouveau, comme le montre une étude de la Geena Davis Institute on Gender in Media (2018) : les jeunes femmes américaines qui regardaient la série « The X Files », diffusée aux Etats-Unis à partir de 1993 avaient 50 % plus de chance de faire carrière dans les STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques). Nouvellement passionnée par le code informatique, la mannequin mondialement connue Karlie Kloss décide de créer de nouvelles vocations féminines dans les métiers du digital en ouvrant en 2015 des programmes de code informatique, "Kode with Klossie". Si cette initiative en a surpris plus d'un, nul doute qu'elle a participé à rendre plus attractifs les métiers de l'informatique auprès des jeunes femmes américaines.

Une culture d'entreprise à faire évoluer... de toute urgence !

Une fois que les femmes ont intégré professionnellement le secteur de la tech, un autre frein se présente : un frein culturel qui persiste dans les entreprises. Cela fait maintenant plus de 20 ans que je travaille dans la tech et je regrette les faibles progrès qui ont été faits pour féminiser ce secteur : il y a encore très peu de femmes qui dirigent les entreprises de ces secteurs. L'année 2020 et la crise que l'on connaît a accentué les inégalités femmes-hommes dans la tech française. Dans un contexte économique qui rend précautionneux les fonds d'investissement, 69 % des entrepreneuses ont été contraintes de suspendre leur activité, contre 49 % chez les hommes[5].

Selon le Think Tank Sista, spécialisé dans la promotion de la diversité dans la tech, la raison du phénomène s'explique par "le déséquilibre des charges au sein des foyers, et elles se sont clairement retrouvées plus seules". Nous venons de le voir, la sous-représentation des femmes dans la tech est la conséquence d'une culture héritée de l'éducation, qu'il convient de déconstruire peu à peu, à la maison et à l'école. Mais au sein même de l'entreprise, quels leviers possibles et efficaces pour faire évoluer les entreprises ? Je suis convaincu que la culture d'entreprise peut évoluer, lorsqu'elle est portée par un dirigeant visionnaire et engagé.

Si des mesures très concrètes, qui ne font plus vraiment débat aujourd'hui, comme l'instauration de l'égalité des salaires entre hommes et femmes sont toujours des leviers efficaces pour enrayer ce phénomène, d'autres, comme la discrimination positive, divisent davantage. Chez SAP, nous étions convaincus que pour obtenir des résultats concrets vers la parité au sein de nos effectifs, nous devions commencer par assurer une représentation égalitaire des hommes et des femmes au sein des postes dirigeants, au Comex et dans les hiérarchies inférieures. Notre prochain objectif est d'obtenir cette parité au sein de notre management intermédiaire, et ainsi de suite. Nous ne sommes pas encore là où nous souhaitons être mais nous y travaillons. Il faut être conscient de ces manquements pour pouvoir y remédier. Les ignorer c'est la certitude d'un échec renouvelé.

Je suis convaincu que ce genre de mesures ont le mérite de créer des résultats efficaces, lorsque la culture d'entreprise n'évolue pas assez vite. C'est d'ailleurs un processus auquel Christine Lagarde, aujourd'hui Présidente de la BCE, a souscrit pour féminiser un secteur tout aussi masculin que la tech, la finance. Selon elle, c'est une mesure nécessaire, sans quoi "dans 160 ans, on sera encore au même point[6]".

Une autre cause pointée du doigt et qui je pense explique en partie ce déséquilibre, est l'incapacité de notre société à maintenir bien souvent les femmes à leur poste tout en leur permettant de gérer leur vie de famille. Dans les métiers de l'IT, la moitié des femmes quittent leur emploi avant 35 ans[7]. Tant que concilier vie de famille et vie professionnelle restera une difficulté qui aujourd'hui touche plus particulièrement les femmes (34% pour les femmes vers 28% pour les hommes[8]), il ne sera pas étonnant de voir qu'elles renoncent plus facilement à une vie professionnelle exigeante et ambitieuse ou à des envies d'entrepreneuriat. S'il y a bien un secteur innovant et qui est marqué par l'agilité grâce au numérique, c'est pourtant bien celui de la tech. Et ce secteur ne peut pas continuer sa progression sans que la moitié de la population n'y participe. Dirigeant.e.s d'entreprises : il est plus que temps de créer les bonnes conditions !

S'inspirer d'autres modèles européens ?

La sous-représentation des femmes dans la tech en France est inquiétante car depuis quelques années le phénomène s'accentue plutôt que de s'enrayer, ce qui n'est pas le cas de la moyenne européenne : la proportion de femmes travaillant dans la tech est à la hausse de 14 %dans l'Europe des 28 (entre 2013 et 2018)[9]. Sur ce plan la situation ne risque pas de s'améliorer à très court terme puisque entre 2013 et 2017, le nombre de femmes diplômées de la tech a baissé de 6% dans l'Hexagone, passant de 35.746 à 33.709 personnes, alors que dans l'Union européenne, les effectifs de femmes diplômées progressent de 2% dans le numérique. Un enjeu bien français semble-t-il, auquel tous les dirigeants du secteur de la tech sont appelés à répondre.

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[1] L'Étudiant, INFOGRAPHIE. Médecin, enseignant, ingénieur ou manager... Les 10 métiers que rêvent d'exercer filles et garçons à l'adolescence n'ont guère changé en 20 ans, janvier 2020

[2] France 24, Roxanne Varza : "C'est le moment pour les femmes de s'investir dans le numérique", juin 2018

[3] Le Monde, Discrimination, sexisme... les écoles de commerce peinent à changer de culture, janvier 2021

[4] France Culture, Le jeu de la dame ou l'ode aux femmes intelligentes, janvier 2021

[5] Selon Les Echos entrepreneurs, d'après un sondage d'Initiative France mené auprès de 9.000 dirigeants de TPE (2020).

[6] France Inter, Christine Lagarde : "Quand j'arrive à faire 50 mètres sous l'eau sans respirer, je me sens très puissante", décembre 2020

[7] Selon le rapport Accenture et de Girls Who Code, Octobre 2020, dont la majorité des répondantes désignent la culture d'entreprise non inclusive comme la cause expliquant ce chiffre.

[8] Selon le sondage Odoxa pour Veuve Cliquot, La crise sanitaire affecte l'envie d'entreprendre et le quotidien des entrepreneurs... et les femmes sont plus durement touchées que les hommes, novembre 2020.

[9] Selon les données Eurostat publiées en novembre 2019, de l'analyse Gender Scan sur la période 2013 - 2018

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Commentaires 4
à écrit le 09/03/2021 à 14:35
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C'est vraiment étrange, la même nana qui t'étire sans ciller une équation stupide et inutile, l'année d'après ne pourrait pas tirer une ligne de code qui est quelque part la même chose, sauf que c'est utile immédiatement. Par contre j'ai croisé des ...

à écrit le 09/03/2021 à 7:43
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J'ai travaillé dans la tech toute ma vie. A mes débuts, il y avait plus de femmes qu'aujourd'hui. J'ai gardé quelques liens avec d'anciennes collègues. Parallèlement, les relations de couple sont devenues plus tendues, divorces fréquents, le célibat ...

à écrit le 09/03/2021 à 3:52
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Ici en Coree, beaucoup de jeunes filles choisissent les universites specialisees dans les sciences informatiques. Ainsi beaucoup d'entreprises recrutent et ont souvent des jeunes femmes a la tete de ces services avec leurs specificites. Un succes.

à écrit le 08/03/2021 à 18:47
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Oui mais ces cultures d'entreprises comme vous dites ont des siècles d'existence, si on ne les change pas en elles même dans leur intégralité, a savoir les penser autrement, on ne pourra qu'avancer lentement. Regardez fb qui se fait prendre sur des f...

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