Jean-Dominique Senard, la leçon de dialogue

CA A DU SENS. Le débat public est orphelin d'éthique. L'antagonisation et l'hystérisation des postures l'ont méthodiquement empoisonné, et les propriétés dévastatrices des réseaux sociaux enterrent tout espoir d'antidote. Le dialogue ainsi meurtri exacerbe le déficit de confiance, hypothéquant l'éveil des consciences critiques, l'accomplissement individuel et collectif, la vitalité démocratique. Comment alors s'étonner du désenchantement de la jeunesse, qui peine à espérer et à penser l'avenir ? La parole respectueuse, nuancée, sincère, engagée, directe, éclairante, honnête de ceux qui résistent à cette « dictature anarchique » est devenue d'or. Celle du président de Renault Jean-Dominique Senard, disséquant l'éthique - du capitalisme, du libéralisme, de l'innovation, de la responsabilité sociale et sociétale, du management, de la géopolitique -, brille. Et constitue une leçon de dialogue.
(Crédits : PHILIPPE WOJAZER)

27 septembre, sur la scène du Théâtre des Célestins de Lyon, dans le cadre du forum d'idées Une époque formidable. Il est 15 heures, le cinquième des huit débats de cette « formidable » journée s'achève. Le président de Renault Jean-Dominique Senard vient de conclure notre dialogue, et voilà que les 600 spectateurs l'applaudissent à tout rompre, certains même se levant pour une impressionnante ovation. Cette conversation d'une heure, anglée sur l'éthique - du capitalisme, du libéralisme, de l'innovation, de la responsabilité sociale et sociétale des entreprises, du management, de la géopolitique -, n'a fait l'impasse sur aucun tabou.

Et par exemple sur la raison d'être des entreprises, dont l'ancien président de Michelin est à l'origine - en 2018, il co-rédigea avec l'ex-secrétaire générale de la CFDT Nicole Notat le rapport Entreprise objet d'intérêt général, qui viendra nourrir la loi Pacte un an plus tard, et en particulier pour les entreprises éveiller l'exigence de connaître et faire vivre leur « raison d'être ».

Défi de la cohérence

Ainsi, sa réaction à mes arguments sur la prolifération de « raisons d'être » volontiers creuses, spécieuses, aseptisées par les contraintes juridiques, humus de greenwashing, parfois même contraires au comportement social, managérial, environnemental de l'entreprise. Et d'illustrer factuellement mon propos à partir du rapport de Reclaim Finance publié quelques jours plus tôt et consacré à l'exploitation pétrogazière dans l'Arctique, véritable dévastation environnementale ou écocide.

L'ONG positionne BNP Paribas au 7e rang du classement international des banques les plus impliquées dans le financement, et AXA assure 535 des 599 champs de forage. Leur raison d'être ? Celle de la banque est de « contribuer à une économie responsable et durable », celle de l'assureur est d'« agir pour le progrès humain en protégeant ce qui compte »... Symptomatiques cas d'école sur la duplicité que fait jaillir la démonstration des écarts, abyssaux, entre les discours et les actes au moment où est questionné le périmètre - illimité ? - de responsabilité des entreprises à la fois dans la destruction et dans la réparation de la planète vivante.

Par ailleurs, la « raison d'être » de Renault - « faire battre le cœur de l'innovation pour que la mobilité nous rapproche les uns des autres » - et l'exigence éthique à laquelle son président amarre le groupe automobile sont-elles honorées par la récente décision de réinvestir le marché chinois via un partenariat avec Geely ? Geely leader dans un pays que le président Xi Jinping a constitutionnellement arraisonné à son hubris despotique, précipite dans une logique carcérale digitalisée, dépossède méticuleusement des derniers espaces de liberté, ordonne d'anéantir l'îlot démocratique hongkongais, isole une communauté ouïghoure promise à l'éradication ? Limpides, argumentées, sincères, franches, n'éludant rien et en particulier le défi de la cohérence que ces exemples mettent en exergue : ainsi furent les réponses de Jean-Dominique Senard, et ce sont cette parole authentique, la considération respectueuse de l'interlocuteur, et l'exercice assumé de la nuance qui provoqueront plus tard l'acclamation unanime.

« Je ne sais pas »

Changement de décor, et direction Israël. Là-bas, les quinze années de règne - dont douze ininterrompues, de 2009 à 2021 - de Benyamin Netanyahu ont creusé un abîme tel avec les Palestiniens qu'aucune démocratie dans le monde, même progressiste, ne se hasarde depuis à espérer le colmater. La diplomatie internationale est atone, et tandis que Mahmoud Abbas étouffe le peuple et l'État dans son déni de démocratie, aucune lumière ne semble poindre. Et ceci dans l'indifférence quasi générale.

Un homme est toutefois en train d'émerger. Il n'est pas élu, il est philosophe. Il a 47 ans et est chercheur à l'Institut Shalom Hartman de Jérusalem. Il est une plume réputée pour ses écrits sur le judaïsme, le sionisme et la communauté juive à l'épreuve de l'époque contemporaine, il a l'écoute attentive du Premier ministre Naftali Bennett et du ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid. Il s'appelle Micah Goodman, et ses préconisations pour apaiser le conflit israélo-palestinien détonnent. Tranchent-elles par leur radicalité ou leur iconoclasme ? Non.

Comme le détaille un article du Monde, elles visent « simplement » à réduire la tension, lorgnent le « consensus invisible », l'auteur lui-même concède que ses propositions sont « peut-être du vent » et les qualifie « d'ennuyeuses, et elles ne fonctionneront que si elles le demeurent ». Parfois, pour réponse à des interrogations sensibles ou embarrassantes, il dit : « Je ne sais pas ». Peu importe le contenu de ces propositions, l'intérêt, ici, est ailleurs : dans la sincérité, la prudence, la retenue, et même la fragilité de son plaidoyer. Dans le subtil nuancier de ses exhortations.

L'éthique du débat public en berne

Entre Jean-Dominique Senard et Micah Goodman, a priori rien ne fait commun. Pourtant si : tous deux apparaissent comme des résistants face au triple diktat de l'antagonisation, de l'hystérisation et de l'extrémisme qui caractérise aussi bien le débat médiatique (intellectuel et politique) que les critères de reconnaissance publique. L'un et l'autre font le choix d'une parole devenue rare : elle « dit qu'elle ne sait pas », elle « considère » celle à laquelle elle se confronte, elle ne se dérobe pas, elle ne manipule pas, elle ne maquille pas ses doutes ni ne dissimule l'incertitude ; elle ambitionne le dialogue fécond, elle veut convaincre sans nier ou humilier l'adversité, elle rejette la tentation du manichéisme et préfère explorer la complexité, elle recherche dans l'infini éventail des gris celui qui incarne sa pensée avec le plus de justesse. Elle emprunte l'exigu passage qu'autorise, pour quelque temps encore, la « dictature anarchique » - délicieux oxymore - des réseaux sociaux qui déversent pollution infodémique, populisme scientifique, haine, complotisme, mais aussi sacralisent vacuité, immédiateté, narcissisme et vanité - la Commission « Les Lumières à l'ère du numérique » pilotée par le sociologue Gérald Bronner et chargée de faire des propositions contre le complotisme et la diffusion de fausses informations est lestée d'une lourde tâche.

Pour « exister » aujourd'hui, il faut hurler fort, grossièrement, éhontément. On peut même, en toute impunité, adopter des positions factuellement fausses et délibérément mensongères, quand bien même ce préalable hérissant d'infranchissables murailles entre les protagonistes annule tout espace possible de « rencontre » - « comment échanger de manière constructive avec un « platiste » ? Ou avec Eric Zemmour affirmant contre l'évidence démontrée par les historiens que Pétain a sauvé les Juifs français ? », s'interroge la philosophe Marylin Maeso. Jamais dans l'histoire des nations démocratiques, l'éthique du débat public comme celle de la « simple » conversation n'ont été à ce point malmenées.

Le philosophe des sciences Étienne Klein l'a mis en lumière à l'épreuve de la crise pandémique : le chemin de crête séparant « l'ultracrépidarianisme » - à la faveur duquel chacun se croit autorisé d'émettre une opinion même dans des domaines qu'il ne connaît pas - et « l'ipsédixitisme » - principe selon lequel on croit aveuglément en la parole du maître - s'est considérablement érodée, et les abîmes qu'elle relie sont devenus vertigineux. Et de rappeler que l'étymologie de débattre signifie « ce qu'il faut faire pour ne pas se battre »... l'opposé des finalités contemporaines du noble verbe. Dans ces conditions, éveiller l'esprit critique de l'agora devient acrobatique. Établir la confiance pour clé de voûte des relations humaines devient illusoire. Et donc revendiquer l'accomplissement individuel - émancipation, réalisation de soi - et collectif - une démocratie épanouissante - devient chimère.

Jeunesse désenchantée

Particulièrement exposée à ce triple défi : la jeunesse - ou plutôt les jeunesses, tant cette population est d'une grande hétérogénéité selon les terreaux sociaux, culturels, géographiques, éducationnels dans lesquels elle grandit. Une jeunesse dont de récentes études étalent le désenchantement. Celle publiée dans The Lancet - réalisée auprès de 10 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans de dix pays du Nord et du Sud, riches comme les États-Unis ou pauvres comme le Nigéria - révèle une ecoanxiété inédite. Trois chiffres pour l'illustrer : 75%, 56%, 39%. 75%, c'est la proportion de jeunes qui jugent le futur « effrayant », 56% qui estiment l'humanité « condamnée », 39% qui « hésitent à avoir des enfants ». Ce qu'une enquête produite par l'Ifop et développée dans La Fracture (Les Arènes, octobre 2021) corrobore implacablement ; en dix ans, l'indice du bonheur chez les jeunes de 18 à 30 ans a vacillé : 95% se disaient « heureux », ils sont désormais 84%, 46% se déclaraient « très heureux », ils ne sont plus que 19%.

Ce désenchantement est la traduction d'un indicible déficit de confiance en l'avenir. La défiance en l'avenir, la peur en l'avenir, le rejet de l'avenir indiquent que le déterminant le plus cardinal des raisons d'être et de faire : l'avenir lui-même, est empoisonné. La foi en l'avenir et en la faculté de contribuer à cet avenir est tétanisée. Comment, dans ces conditions, convaincre la jeunesse qu'elle est la clé de voûte, qu'elle détient les raisons d'espérer et les moyens de construire la civilisation autrement ?

Réveiller les vivants

Dans son - remarquable - essai, Vivre avec nos morts (Grasset, 2021), Delphine Horvilleur raconte les derniers instants de Yitzhak Rabin, avant qu'un ultra-nationaliste israélien ne l'assassine. Sur scène, le Premier ministre chantonne un texte, et ce texte indique que l'heure n'est pas à « ressusciter les morts » mais à « réveiller les vivants ». Plus loin dans son récit, l'auteure le constate :

« Tout ce que nous construisons solidement finit pas s'user ou par disparaître, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxalement des traces indélébiles ».

Réveiller les vivants et mettre en lumière les trésors de la fragilité. Réveiller ou éveiller la part de nous-mêmes grâce à laquelle nous pensons et agissons en vivants, nous pouvons assurer que demain sera vivant, nous nous escrimons à dissiper le brouillard. Grâce à laquelle nous faisons de nos colères qu'elles ne soient pas seulement indignations, et de nos désirs qu'ils ne s'éteignent pas dans la frustration mais au contraire qu'ils fructifient. Grâce à laquelle le progrès n'est plus fallacieusement réduit à l'innovation technique et peut se couvrir d'une majuscule synonyme de réhumanisation de l'humanité - l'humanité intrinsèque à chaque âme, l'humanité qui tisse la communauté des destins, l'humanité qui honore équitablement l'ensemble du vivant. L'œuvre d'éveiller l'esprit critique et de stimuler l'accomplissement individuel et collectif est à la condition d'accorder toute leur valeur au doute, à la nuance, au respect, et à l'honnêteté, ciments de la confiance, comme s'y emploient Jean-Dominique Senard dans ses réponses et Micah Goodman dans ses propositions. Des valeurs auxquelles ni le débat public ni l'échiquier politique ne confère la moindre reconnaissance. En ce début d'automne, la campagne présidentielle en général et le show médiatique d'Eric Zemmour en particulier le démontrent, qui augurent un printemps électoral et un avenir démocratique délétères.

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Commentaire 1
à écrit le 15/10/2021 à 9:44
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Alors Jean Dominique Senard, au lieu de faire des lecons, combien d'usines fermees, combien de gens mis au chomage chez Renault-Nissan ?

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