Entre la France et la Turquie, la tension monte. Jusqu'alors réfugié dans le silence, le président Emmanuel Macron s'est finalement résolu en début de semaine à hausser le ton à l'encontre de son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Le chef de l'État a en effet dénoncé le « jeu dangereux que la Turquie joue en Libye ».
En clair, Paris juge « inacceptable » l'intervention militaire d'Erdogan auprès du gouvernement de Tripoli.
La réponse turque ne se fit pas attendre : Ankara a immédiatement jugé « inacceptable le soutien qu'apporte la France au maréchal Haftar », qualifié par le ministre des affaires étrangères turc de « voyou ». La Turquie s'est par ailleurs permise d'accuser la France de « porter atteinte à la sécurité de l'OTAN, à la sécurité de la Libye et de soutenir le dictateur-président égyptien Fattah al-Sissi ».
De la guerre des mots...
Des mots très durs, mais ce ne sont pas les seuls. Un peu plus tôt, le porte-parole du ministre des affaires étrangères avait carrément expliqué à la presse qu'Emmanuel Macron avait « perdu la tête » (en utilisant l'expression « eclipse of mind ») en s'opposant au soutien qu'apporte Ankara au gouvernement de Tripoli reconnu par l'ONU. Ce n'est pas la première fois que les autorités turques osent insulter le président français.
En novembre dernier, Recep Tayyip Erdogan avait réagi avec virulence à l'interview qu'avait donnée Emmanuel Macron à The Economist dans laquelle il avait critiqué l'offensive turque dans le nord-est de la Syrie contre les Kurdes : « Il dit que l'OTAN est en train de vivre une situation de mort cérébrale, je m'adresse depuis la Turquie à Monsieur Macron, et je le redirai à l'OTAN, vous devriez d'abord vérifier si vous n'êtes pas en état de mort cérébrale. »
...à un acte de guerre inédit entre deux alliés de l'OTAN
Il y a une quinzaine de jours, cette guerre des mots s'est traduite très concrètement sur le terrain militaire. Le 10 juin, la frégate française Courbet, en mission pour le compte de l'OTAN, a voulu contrôler un cargo turc battant pavillon tanzanien soupçonné de vouloir livrer des armes en Libye (le pays est placé sous embargo officiellement). Mais le cargo a poursuivi sa route, protégé par deux frégates turques qui n'ont pas hésité à viser le Courbet par leur laser de conduite de tir. Pour le coup, c'est un acte de guerre inédit entre les forces militaires de deux membres de l'OTAN. La France a protesté, par l'intermédiaire de sa ministre des Armées, Florence Parly, lors d'une réunion de l'organisation atlantique à Bruxelles. De son côté, l'Elysée se contentait d'un communiqué de presse.
Pourquoi Erdogan est-il aussi décomplexé face à Macron ?
Pour la France qui dispose, faut-il le rappeler, d'un siège au conseil de sécurité à l'ONU, et de la force de frappe nucléaire, la répétition des provocations turques est particulièrement inquiétante. Pour quelles raisons Erdogan est-il autant décomplexé à l'égard de Macron ?
D'abord, les Américains, du moins le département d'État et une partie du Pentagone ont soutenu l'offensive turque en Libye. Ainsi, à la mi-mai, dans une interview accordée au quotidien italien La Repubblica, le secrétaire général de l'OTAN, dont la Turquie est toujours membre (bien qu'ayant reçu l'année dernière des missiles russes S400), déclarait que son organisation était « prête à venir en aide au gouvernement de Tripoli ». Le patron de l'OTAN déclarait donc officiellement qu'il était prêt à intervenir en Libye auprès de Fayez el-Sarraj soutenu par la Turquie et le Qatar, alors que le maréchal Haftar reçoit l'aide de l'Égypte, des Émirats Arabes Unis, et de l'Arabie Saoudite.
Ensuite, Emmanuel Macron, à force de gesticulations diplomatiques sur le dossier libyen, s'est lui-même isolé en Europe (lire ma précédente chronique « La France face à la régionalisation de la guerre civile en Libye » ). L'Italie est ainsi l'autre grand soutien du gouvernement de Tripoli au sein de l'OTAN. Sur ce dossier, les Européens apparaissent donc particulièrement divisés entre l'Italie d'un côté, et la France et la Grèce qui s'opposent à la Turquie, tandis que l'Allemagne semble particulièrement tétanisé alors que de nombreux ressortissants turcs vivent sur son territoire.
Retournement des États-Unis et "autonomie stratégique" européenne
Cet isolement français s'explique également par des changements structurels dans la relation qu'entretiennent les Etats-Unis avec l'Europe, l'Afrique et le Moyen-Orient. Depuis la présidence Obama, l'Amérique regarde résolument du côté du Pacifique.
Donald Trump n'a fait que renforcer ce tropisme, tout en usant de propos moins politiquement corrects, voire franchement belliqueux à l'égard de l'Europe, comme en juillet 2018 lors d'une interview à CBS :
« Je crois que l'Union européenne est un ennemi. Bien sûr, on ne penserait pas à l'Union Européenne, mais c'est un ennemi ».
Il parlait alors d'un ennemi économique...
Ce véritable retournement américain à l'égard de l'Europe avait amené Emmanuel Macron, dès 2017, à souhaiter l'établissement d'une véritable Europe de la défense, passant notamment par un « dialogue stratégique avec l'Allemagne », comme il l'avait écrit durant sa campagne dans son livre Révolution. Le président français avait renouvelé cette ambition à l'automne dernier en déclarant à The Economist souhaiter que l'Europe acquiert son « autonomie stratégique ».
Mais Emmanuel Macron ne va pas jusqu'à remettre en cause l'inscription de ce (projet) de défense européenne dans l'OTAN, de peur de susciter l'opposition épidermique de nos nombreux partenaires européens, notamment ceux d'Europe centrale et de l'Est.
L'OTAN, désormais un "danger pour la sécurité de la France et de l'Europe"?
Il serait pourtant nécessaire d'ouvrir réellement ce débat. D'autant que les choses bougent du côté des diplomates, et même des militaires.
Le 20 mai dernier, lors d'une conférence au Centre d'étude et prospective stratégique (CEPS), le général Vincent Desportes, ancien directeur de l'École de guerre, et aujourd'hui professeur à Sciences Po, n'y est pas allé par quatre chemins pour critiquer l'OTAN :
« L'organisation est devenue désormais plus dangereuse qu'utile, car elle donne aux Européens un faux sentiment de sécurité. »
Ajoutant :
« Pour le dire autrement, brutalement et au risque de choquer, l'OTAN, même en "état de mort cérébrale" est devenue une menace pour notre sécurité, celle de la France et celle de l'Europe. »
Des propos chocs dans la bouche d'un militaire qui n'a jamais caché sa sympathie pour notre allié américain. Mais c'est justement parce que ce dernier fait désormais défaut à l'Europe qu'il est nécessaire de s'en distancier selon lui :
« Il est parfaitement déraisonnable pour l'Europe de lier son destin stratégique à une puissance dont les intérêts stratégiques sont de plus en plus divergents des siens », conclut-il.
Front anti-turc et danger d'escalade
Reste qu'aux États-Unis, les divergences de vue sont également nombreuses sur le dossier libyen, et vis-à-vis de la Turquie, entre la Maison Blanche, le Département d'État et le Pentagone. Jusqu'alors, l'Oncle Sam semblait soutenir l'offensive militaire, médiatique et diplomatique de la Turquie. Mais les Américains sont désormais pressés d'éviter toute escalade militaire dans la région, alors qu'un front anti-turc se constitue.
Le président égyptien Sissi a ainsi menacé d'intervenir militairement en Libye si les troupes turques s'emparaient de la ville de Syrte :
« Les milices libyennes constituent une menace directe pour la sécurité nationale de l'Égypte. »
De même, les Émirats Arabes unis, l'Arabie Saoudite, et le Barheïn ont également haussé le ton, comme la ligue Arabe qui s'est déclarée solidaire du maréchal Haftar contre la Turquie. Incontestablement, la situation en Libye est une poudrière.
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