Les investisseurs n'ont plus aucun objectif

CHRONIQUE. L'Homme de la finance n'est plus en quête d'un futur désirable. Il fuit un présent hostile. Son portefeuille d'actifs reflète désormais davantage ses angoisses du présent que des objectifs futurs. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby
(Crédits : Reuters Staff)

Les crises sont équivoques. Elles assombrissent l'horizon autant qu'elles nous éclairent. Crise climatique, crise Covid, crise ukrainienne, crise inflationniste. L'Homme contemporain n'est plus en quête d'un avenir meilleur, mais en fuite d'un présent détestable. Et de tous les hommes pressés, il y en a un qui se montre particulièrement zélé: l'Homme de la finance. Son portefeuille d'actifs reflète davantage ses angoisses du présent que des objectifs futurs. Le marché n'est plus un phare, mais un catadioptre, pour paraphraser le logicien Jean Yves Girard.

Pourtant, parmi toutes les fictions commodes de la finance, la quête de la valeur finale d'un actif financier a toujours su traverser les crises. L'investisseur serait en quête de la valeur finale, afin d'acheter l'actif au bon prix. Cette valeur finale a plusieurs noms d'ailleurs : valeur intrinsèque, valeur fondamentale, la vraie valeur en quelque sorte. Comme si la finance avait quelque chose à nous dire sur le vrai, ou le faux. Pour certains actifs, il n'y a pas de problème, car on connait à l'avance leur valeur finale : les obligations essentiellement dont la durée de vie est limitée. Mais pour d'autres, les actions principalement, la valeur finale est inconnue à l'avance. Il faut donc réfléchir deux secondes.

Le projet kantien de l'investisseur

Pour mener à bien sa quête de la valeur finale, l'Homme de la finance respirera profondément, avant d'emprunter le chemin de la connaissance. Rien de moins que de réinventer son propre projet kantien :

« Que puis-je savoir sur cette valeur finale ? Que puis-je faire pour acheter au bon prix ? Quel rendement puis-je en espérer ? ».

Le dogme de la valeur finale sera posé comme postulat de la raison pratique de la finance. Une croyance rationnelle, comme dirait le penseur allemand (Kant). Ainsi, il sera postulé que le prix de l'actif actualise rationnellement les bénéfices futurs en fonction d'un taux d'actualisation synthétisant les préférences de l'investisseur : son aversion pour le risque, sa préférence pour le présent, etc. Pour que le prix monte, il faudra par exemple que les bénéfices anticipés montent, ou que le taux d'actualisation baisse.

Mais le mythe finit toujours par se cogner contre le réel, pour paraphraser le psychanalyste Lacan. Les crises, les crises, et toujours les crises, donnent toujours la même réponse : la fuite. C'est la fuite du danger, et non la quête de la valeur finale qui donne des ailes au marché. Même celui qui ne connait rien à la finance est au fait de cette stratégie universelle du « sauve qui peut ». L'initié le dira avec ses mots à lui : les crises justifient une hausse de la prime de risque exigée par l'investisseur, afin d'accepter de détenir un actif risqué plutôt qu'un actif sans risque. En pratique, cela signifie qu'il vendra l'actif jusqu'à ce que le prix atteigne un niveau suffisamment faible pour que le jeu en vaille de nouveau la chandelle.

Évidemment, l'histoire économique n'est pas faite que de crises, il arrive des moments de temps calme où tout semble aller comme un long fleuve tranquille. Peut-être alors l'investisseur est-il invité à regarder devant pour donner une valeur à l'actif qui l'intéresse ? Pas sûr. Peut-être même que ces moments-là sont plus symptomatiques encore de l'absence de quête de l'investisseur.

L'investisseur hégélien

Ainsi lorsque l'investisseur se retrouve sans os à ronger, à quoi peut-il donc bien penser ? À demain ?  Non, c'est déjà trop loin. Il ne pense à rien de précis en vérité. Pas besoin de penser. Il sait que la hausse du jour est consubstantielle à la baisse de demain. Il a même un nom pour ça : la stratégie contrariante. L'investisseur se prend pour Hegel, l'autre philosophe allemand, pour qui un évènement quelconque imposait l'existence de son contraire. Comme si le « oui » était une cause nécessaire et suffisante du « non », et que les deux se rendaient coup pour coup. La fameuse dialectique du penseur allemand, mais cette fois-ci appliqué au marché. Nulle quête de valeur finale dans cette histoire.

Dans tous les cas de figure, crise ou pas, les mouvements de marchés ne semblent pas donc pas animés par la quête d'une valeur finale des actifs financiers. La théorie financière a pourtant de belles histoires à raconter, comme les variations rationnelles des primes de risque en fonction des cycles économiques. Mais d'autres motifs plus primaires semblent suffisants pour expliquer le geste de l'investisseur. La fuite en cas de crise, ou l'esprit de contradiction (investisseur hégélien) sinon.

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Commentaires 4
à écrit le 02/09/2023 à 9:29
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Si ils ont bel et bien un objectif et un seul, eux-mêmes exposant qu'en effet ils n'ont plus d'objectifs mais en avait il un autre que de gagner toujours plus d'argent toujours plus vite ? La bourse aurait pu être un formidable outil de progrès mais ...

à écrit le 02/09/2023 à 9:28
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Pour les soi-disant "investisseurs", leur seule référence c'est les publicités produites et leur accueil public, sinon ils n'y voient pas d'avenir ! ;-)

à écrit le 31/08/2023 à 11:03
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"Tout est bruit pour celui qui a peur" Sophocle. Comment notre humanité peut devenir pérenne en étant guidée par la peur ?

à écrit le 30/08/2023 à 15:23
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Sans se lancer des théories fumeuses celui qui investit dans un métier qu'il connait ou à la patience d'apprendre à connaitre s'en sort toujours mieux que celui qui spécule à court terme .Et la valeur boursière n'est pas toujours la valeur économique...

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